Un peu de tout et de tout un peu

Un peu de tout et de tout un peu

La belle Italienne

Soudain, elle lui était apparue sous le soleil. 

Belle,  plus attirante, et même plus provocante encore que la première fois qu’il l’avait vue… et surtout seule ! Pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontrée, elle était enfin seule ! Il ferma un instant les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, mais quand il les rouvrit, la belle était toujours là, attendant patiemment.

Depuis combien de temps déjà allait-il se promener dans ce quartier de la ville dans l’espoir de l’apercevoir pour  s’en mettre plein les yeux simplement en l’admirant de loin ?  La première fois que Valentin avait vu cette magnifique Italienne, elle attendait qu’on lui ouvrit de l’intérieur la grille d’une de ces maisons qui ressemblait à celles que l’on ne voit qu’au cinéma et que l’on ne met en vente que dans les magazines immobiliers de luxe.  Une maison dont le prix équivalait à plusieurs vies de travail pour son salaire…  Pas étonnant donc de l’avoir rencontrée là-bas. 

Valentin (Val pour les potes, c’était toujours mieux que ce prénom de Valentin qu’il jugeait un peu prétentieux, même si Val c’était plus pour les filles, mais il n’aimait plus le Tintin dont ses grands-parents l’affublaient, alors Val, c’était mieux que Valentin), Val donc  ne fréquentait pas ces quartiers habités par les VIP.  S’il y était allé, c’était parce que son employeur l’y avait envoyé effectuer une livraison en l’absence du livreur attitré pour ce secteur-là.   En arrivant dans cette banlieue de millionnaires, ce fut l’éblouissement. Valentin eut l’impression d’avoir atterri sur une autre galaxie. Tout était propre, beau et même la lumière du soleil était plus claire, plus nette, plus lumineuse. Le soleil brillerait-il donc autrement selon que l’on soit riche ou misérable ?   Rentré dans sa zone,  tout lui avait paru laid, terne, sale.  Il avait pris conscience soudain du sordide de son environnement habituel :  les poubelles qui débordaient, les  papiers sales et les canettes traînant sur les trottoirs, les traces de vomissures au pied des murs, les lampadaires cassés, l’odeur d’urine le long des murs sur lesquels s’étalaient des graffitis aussi laids qu’ immondes,  les SDF qui vivaient sous leurs cartons dans l’indifférence,  les voitures  déglinguées, les panneaux de signalisation tordus voire arrachés ...    

Cette beauté qu’il avait aperçue devant la barrière automatique aurait-elle été aussi irrésistible dans la grisaille et le décor misérable de son quotidien ?  Mais comment imaginer qu’elle pût débarquer un jour dans les rues pourries qu’il parcourait pour se rendre à son boulot minable ?  Elle n’imaginait peut-être même pas l’existence de cette banlieue sordide, se dit-il. Rien ne l’obligerait sûrement jamais à la traverser une seule fois, fut-ce en vitesse. Son vieux lui faisait fréquenter d’autres endroits.

Dans l’espoir de la revoir même de loin, Val était retourné plusieurs fois dans le haut de la ville, là où tout n’était que luxe, calme et volupté. La vision de ce quartier de riche lui avait remis en mémoire ce vers appris au temps où il fréquentait encore l’école à laquelle il n’accrochait pas. Un temps où il trouvait la poésie un art ridicule.  Il avait été étonné qu’un homme pût écrire de telles choses et il avait bien rigolé avec ses copains en apprenant que Baudelaire écrivait sous l’influence de la drogue.  Depuis lors, il avait décroché de l’école à cause de la dope justement. Mais ce n’était sûrement pas la même que celle consommée par ce Charles (il avait retenu le prénom, car c’était celui de son grand-père) Baudelaire.  La dope que lui fournissait son dealer habituel ne lui inspirait aucune poésie.  Valentin avait décroché de la drogue aussi, sauf de temps en temps, pour faire la fête entre copains au cours de rave party qui se terminaient par l’arrivée des keufs. Il était fier d’avoir su trouver un boulot. Pas bien payé, mais un boulot quand même. Il travaillait comme livreur de pizzas. « Y a pas de sot métier »  lui répétait sa grand-mère.  « Y a que des sottes gens » ajoutait son grand-père. « Des sottes gens qui critiquaient ce qu’ils croient être des sots métiers » se croyait-il obligé de préciser.  Mais maintenant, Val se demandait si son grand-père ne lui disait pas de cette manière qu’il ne devait pas se conduire sottement comme il le faisait en négligeant ses études.  « Y a que l’instruction qui te fait grimper à l’échelle, disait le grand-père, moi je n’en ai pas eu l’occasion, alors profites-en ». Valentin à ce moment-là haussait les épaules. Il devait bien y avoir d’autres moyens de gravir l’échelle sociale que de se farcir la tête avec les choses inutiles qu’on trouvait dans les livres.

S’il n’avait pas abandonné l’école, aurait-il fait partie de l’élite perchée sur la colline verdoyante qui surplombait la ville en lui tournant le dos ? se demandait Valentin. Si c’était le cas, il avait été bien bête de ne pas plus s’intéresser aux mathématiques, aux sciences, à la littérature. Mais il avait tout lâché, avait même décroché de l’enseignement technique et des formations professionnelles.  Les encouragements de ses grands-parents n’avaient servi de rien.  Un jour, sa grand-mère était tombée malade.  Et puis elle était partie vers cet ailleurs mystérieux qu’on appelle la mort, d’où l’on ne revient pas, et où se trouvait déjà la mère de Valentin. Son père peut-être aussi d’ailleurs, mais celui-là Valentin ne l’avait jamais connu.   La mort de sa grand-mère avait été le déclic pour Valentin qui avait alors  accepté des petits boulots merdiques pour montrer à son grand-père, l’unique parent qui lui restait, qu’il n’était pas trop sot. En livrant ses pizzas, il s’était rapproché de la colline. Mais certes pas comme il l’eut souhaité. 

Sur ces hauteurs verdoyantes s’étageaient ces villas modernes aux formes harmonieuses et géométriques dont les grandes baies vitrées donnaient sur des piscines avec vue panoramique sur la vallée.   Évidemment,  on n’apercevait pas de la rue ces fameuses piscines.  C’est un ami qui lui en avait parlé et il en avait vu les photos dans un des magazines que sa grand-mère rapportait de la salle d’attente du médecin qui lui avait proposé d’emporter chez elle les exemplaires qui lui plaisaient.  Ça ne lui coûtait pas grand-chose au toubib. C’était des magazines vieux de plusieurs mois, aux pages défraîchies et usées à force d’avoir été tournées par les patients avant d’entrer déballer toute leur souffrance dans le bureau du médecin qui n’avait sûrement ni le temps ni l’envie de lire les journaux que son épouse déposait dans sa salle d’attente. Sa grand-mère par contre  les dévorait d’un bout à l’autre avant d’en utiliser les pages pour emballer les épluchures de légumes ou pour les placer au fond du bac de la litière du chat. C’était plus facile pour nettoyer le récipient.  Le grand-père riait de voir le chat se soulager sur les photos des people et de leurs maisons luxueuses. Après la mort de la grand-mère, le chat avait quitté la maison. On ne le revit plus.  Valentin fut soulagé, il aimait leur chat, mais, pas plus que son grand-père, il n’aimait nettoyer les excréments de leur animal de compagnie.  Et le grand-père n’allait jamais chez le médecin.  Les magazines aux pages de papier glacé disparurent de leur appartement.

Les maisons sur la colline étaient cachées derrière des murs surmontés de hauts arbres, des grilles d’entrée qu’on n’ouvrait de l’extérieur qu’avec un code secret et un badge magnétique, des sonnettes qui activaient des caméras permettant aux habitants de décider s’ils ouvriraient ou pas.  Lui, on lui avait ouvert, mais on ne l’avait pas fait rentrer, il n’avait aperçu la maison et le jardin que par la grille entrouverte. Il n’en revenait pas que les bourges qui occupaient ces villas se fassent livrer des pizzas. Mais en voyant deux ados venir lui ouvrir la grille, il avait compris que c’était des jeunes qui faisaient sûrement une teuf en l’absence des parents et des domestiques. Ces mêmes jeunes friqués qui n’hésitaient pas d’ailleurs à venir s’encanailler en fréquentant les mêmes raves party que lui et ses potes, sans toutefois jamais se mêler à ses semblables.  Les huiles et l’eau, ça ne se mélange pas. Faciles à identifier les huiles d’ailleurs, rien qu’en regardant leurs fringues, leurs coiffures et les véhicules avec lesquels ils arrivaient.  Mais il n’y avait jamais vu celle qui lui réveillait des papillons de désir dans le ventre. Il s’en serait souvenu.  D’ailleurs, le vieux qui était toujours aux basques de la belle n’avait plus l’âge pour participer à des raves dans des hangars miteux.

Etre riche même quand on est vieux et moche, c’est quand même plus intéressant qu’être beau et  jeune, mais sans le sou. « C’est le cul et l’écu qui mènent le monde » aimait à répéter le grand-père de Valentin.    En repensant à la merveille, Valentin se disait qu’il ferait meilleure figure avec elle que le bellâtre à la chevelure argentée qui se pavanait à ses côtés dans un perfecto rouge et noir qui devait coûter la peau des fesses et les fesses en plus.  « Mon cul est pourtant plus beau que le sien et tous ses écus réunis ».Mais il devait bien reconnaître que les fesses du vieux bellâtre étaient moulées de manière plus séduisante que les siennes.   La jalousie le taraudait. D’un autre côté, Valentin imaginait la tête de ses potes s’il pouvait se montrer devant eux au moins une fois avec l’idole dont les courbes sensuelles hantaient son sommeil.

Il essaya bien de remplacer le livreur qui avait la colline des riches dans son secteur.  Son collègue, Julien,  lui reprocha de vouloir lui ôter les généreux pourboires qu’on lui donnait là-bas.  Pourboire ? Quel pourboire ? Il se rappela qu’on lui avait tendu quelques billets. Mais les pizzas avaient été commandées et payées directement online dans la journée.  Il les avait livrées aux clients et avait tourné le dos en refusant l’argent qu’on lui avait tendu : « C’est déjà payé », avait-il répondu avant de partir. L’autre ado n’avait pas insisté. Il avait dû se dire qu’il était tombé sur un livreur de pizza complètement con. « Une prochaine fois, je ne serai pas aussi bête, se dit Valentin », mais quelle prochaine fois ?   Il n’aurait sûrement plus avant longtemps  l’occasion d’aller y faire une livraison.

Mais cela ne l’empêchait pas de retourner régulièrement sur la colline.  Personne n’y circulait jamais à pied et aucune voiture n’était jamais garée sous les arbres bordant la rue qui serpentait entre les villas de luxe.   Val avait pris le vieux vélo de son grand-père pour s’y rendre sans se faire remarquer. Il s’y savait pourtant suivi par le regard des caméras, à peine camouflées par les arbres, placées au-dessus de tous les portails d’entrée de ces villas de luxe protégées comme des forteresses du Moyen-Age.  Il imaginait les agents de sécurité en train de surveiller la rue derrière leurs écrans, comme dans les films de l’inspecteur Colombo que son grand-père adorait regarder. Pourtant, il n’y avait jamais d’action ni de suspens dans ces films où un inspecteur à l’imperméable fripé finissait par arrêter le meurtrier sans jamais utiliser son arme. C’était nul, même si son grand-père lui disait qu’il n’y connaissait rien.  Sauf que les mauvais étaient toujours des riches, ça change des préjugés ordinaires, disait son grand-père. Et puis c’était bien que le spectateur puisse avoir une longueur d’avance sur le policier dans le film. Et puis fiston n’oublie pas qu’on ne doit pas juger les gens sur leur apparence : Colombo il joue toujours les naïfs et les cons, et les coupables ne se méfient pas et ils tombent dans son piège. Et l’imperméable fripé de l’inspecteur pouvait rencontrer les belles aux courbes sensuelles qui faisaient le bonheur des vieux friqués aux fesses moulées dans des jeans hors de prix.

Valentin enfourchait donc son vieux vélo et montait aussi souvent qu’il le pouvait dans ce quartier résidentiel. Et voilà enfin, il apercevait la belle qui l’empêchait de dormir et le faisait rêver les yeux ouverts. Seule devant la grille ouverte ! Mais que faisait-elle donc là, pourquoi n’était-elle pas entrée avec son vieux bellâtre ? 

Mais l’important n’était-ce pas de la rencontrer seule ? Val abandonna son vélo et s’approcha…

Il n’en revint pas de la simplicité avec laquelle cette rencontre s’était passée et la facilité avec laquelle ils partirent ensemble.

Il savait qu’ils étaient faits l’un pour l’autre ! Il pouvait enfin caresser ses courbes moelleuses, s’enfoncer dans son corps de rêve et le faire vibrer ! Elle répondait à tout ce qu’il lui demandait !  Ils consommèrent leur union dans ce décor idyllique : le ciel si bleu au-dessus de la mer scintillante et les parfums de la colline loin au-dessus des bas-fonds de la ville. Elle l’emmena vers  l’extase, il se sentit envoler vers le paradis et ils se confondirent dans l’éblouissement d’une explosion de plaisir.

« Alors, vous l’avez retrouvée ? »

« Oui, monsieur, mais malheureusement, ils se sont écrasés au pied de la falaise »

« Ce n’est pas possible ! Je l’avais laissée devant la grille le temps d’aller rechercher mon téléphone et il a fallu que la caméra de surveillance soit en panne à ce moment-là ! Une telle merveille, que j’entretenais depuis au moins vingt ans. Je l’avais ramenée d’Italie. »

«Vous avez commis l’erreur de laisser les clefs sur le contact, ça a suffi pour que ce jeune délinquant l’emmène pendant votre courte absence. Vos voisins m’ont dit l’avoir vu rôder plusieurs fois dans votre quartier. Une belle Italienne, ça fait forcément envie ! »

 

 

 



29/08/2021
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