Un peu de tout et de tout un peu

Un peu de tout et de tout un peu

Un roman initiatique à l'histoire de l'art

Les yeux de Mona de Thomas Schlesser (Editions Albin Michel)

J’ai découvert ce livre par une amie qui était en train de le lire. J’ai été intriguée par ce qui m’a semblé une incongruité entre le titre de l’ouvrage Les yeux de Mona et  l’illustration de la jaquette de couverture. Mona, je ne sais pas vous mais moi, Mona évoque irrésistiblement Mona Lisa, la Joconde. Or  la couverture affiche un agrandissement des yeux de La jeune fille à la perle de Vermeer !  Mon amie m’a brièvement expliqué le sujet du livre qu’elle n’avait pas encore terminé.  

Mona, une petite fille de 10 ans, est victime un jour d’une perte brutale de la vision. On imagine le drame pour l’enfant et pour la famille. Cette cécité s’avère heureusement transitoire, Mona récupère la vue de manière aussi inexplicable qu’elle l’avait perdue.  Mais faute d’en connaître la cause, l’ophtalmologue prévient les parents du risque que ce problème revienne et peut-être même de manière définitive. A défaut de traitement tant curatif que préventif, une psychothérapie est prescrite, pour aider l’enfant à assumer ce qui risque de lui arriver et peut-être aussi pour tenter de trouver une origine psychologique au problème.  C’est là qu’entre en jeu le grand-père.  Il décide de s’occuper de trouver un pédopsychiatre et d’y conduire l’enfant. Mais sa démarche est tout autre. Si Mona doit perdre la vue,  il est important, pense son grand-père qu’elle puisse se constituer une banque d’images de chefs d’œuvres qui éclaireront sa vie.  Les consultations psychiatriques seront remplacées par une visite par semaine dans un musée.  Le récit se déroule à Paris. Toutes les semaines pendant un an, le grand-père emmène la petite Mona au Louvre, puis au Musée d’Orsay, et enfin au Centre Georges Pompidou (Baubourg). Et chaque semaine, la visite se limite à une seule œuvre d’art.  Ce roman est en fait une initiation à l’histoire de l’art et à l’analyse artistique. Thomas Schlesser est historien d’art, il sait de quoi il parle et à travers les propos du grand-père mais aussi par le regard de Mona, il en parle bien. 52 œuvres sont décrites de manière tellement détaillée qu’on les voit même s’il n’y  en avait pas de reproduction dans la jaquette de couverture dépliable. Elles sont mises en perspective par rapport à la vie de l’artiste et  l’histoire de la période où elles ont été créées.  Henri, le grand-père et cicerone de Mona parle à cette dernière comme à une adulte. Et les commentaires de l’enfant sont élaborés, peut-être un peu trop diront certains pour une enfant de cet âge, mais les réflexions d’enfant ne sont infantiles que lorsqu’on infantilise l’enfant.  J’ai apprécié le choix des œuvres et des artistes fait par l’auteur.  L’histoire évolue dans trois musées parisiens donc le choix se porte forcément sur des œuvres contenues dans ces trois musées.   L’auteur n’oublie pas les artistes féminines et plutôt que les tartes à la crème de l’histoire de l’art, il présente des œuvres peut-être pas toutes connues pour un public non averti et il fait une bonne place à l’art contemporain, installation et performances. Et les 52 œuvres apportent autant de leçons de vie à Mona qui trouve les liens qui existent entre elles à travers le temps et le monde. 

En parallèle de la visite des musées, on suit Mona dans sa vie quotidienne, ses relations familiales, son père brocanteur alcoolique, sa mère trop intrusive, ses amies, ses premières amours et un secret autour de la mort de sa grand-mère.  Et que deviendront les yeux de Mona ? Je ne vous en dirai pas plus.

Je je n’ai pu m’empêcher d’y trouver une ressemblance avec Le monde de Sophie de Jostein Gaarder, un roman initiatique à la philosophie à travers une aventure vécue par une fillette.

 

Un livre passionnant et que l'on ne doit pas hésiter à relire.

 


04/09/2024
0 Poster un commentaire

Découvertes littéraires du mois d'août

Les sept morts d'Evelyn Hardcastle de Stuart Turton : un château délabré dans une campagne anglaise humide et maussade, une famille sinistre, des invités glauques pour un mariage arrangé pour sauver le château de la ruine, voilà le décor et les acteurs de cette intrigue qui semble simple au départ : un des invités a pour mission d'empêcher l'assassinat de la future mariée et pour cela découvrir le meurtrier avant qu'il commette son acte. Oui, mais toute ressemblance avec un roman d'Agatha Christie s'arrête là car l'intrigue nous plonge dans un univers fantastique. L'invité est condamné à revivre la même journée tant qu'il ne trouve pas le meurtrier potentiel. Et l'histoire se complexifie puisque le principal protagoniste recommence chaque journée dans la peau d'un invité différent et il avance en connaissant déjà ce qui s'est passé ou pas ... Tout cela est raconté à la première personne, ce qui rend la lecture ardue. Les meurtres s'enchaînent, poison, arme blanche, arme à feu, suicide, et l'ambiance devient de plus en plus tendue, lourde menaçante.  Un concept original et audacieux qui mêle thriller et fantastique.  A découvrir mais à lire idéalement d'une traite pour ne pas se perdre dans les méandres de cette intrigue sombre et tortueuse.

 

L'impossible retour d'Amélie Nothomb :  on part avec l'auteur et une de ses amies au Japon. C'est un retour pour l'auteur, un retour sur les lieux où elle a passé plusieurs années de sa vie.  Le récit d'une reconnexion avec ce pays qui a marqué sa vie,  le pays de son enfance, où elle a aimé, mais où elle a aussi vécu un terrible échec. Elle fait découvrir le Japon à une amie, mais malgré tout l'amour qu'elle a pour ce pays, elle n'arrive pas à imaginer pouvoir s'y installer. "Tout retour est impossible, l'amour le plus absolu n'en donne pas la clef".  Mais j'ai adoré visiter le Japon sous la plume d'Amélie, son style incisif et plein d'émotion, son humour, son sens de la dérision, la nostalgie qui se dégage à chaque pas et chaque page de ce voyage.  On goûte les saveurs de la cuisine japonaise, le parfum du thé, on entend le silence des montagnes et puis le bruissement de la capitale.   L'amour qu'elle voue à ce pays est contagieux et on envie Pep, l'amie d'Amélie qui a eu la chance de l'avoir comme guide pour découvrir l'âme du Japon. 

 

La mort en face de Philippe Boxho : j'ai acheté les trois livres de ce confrère par curiosité pour comprendre la raison de l'engouement public pour ses ouvrages et puis parce que la médecine légale m'a toujours passionnée. Mais cet achat est une déception.  Il ne s'agit que d'une succession d'anecdotes telles que les médecins aiment s'en raconter entre eux, quelle que soit leur spécialité. En tant que médecin, je sais que nous avons tous des histoires plus ou moins bonnes à raconter. Ce livre n'est même pas dans une vraie vulgarisation scientifique, les explications sont vraiment réduites. Je trouve qu'on n'y apprend pas grand chose.  Le style manque de finesse, l'auteur écrit comme il parle. Et ne parlons pas des multiples clichés et lieux communs qui balisent les différents récits.  Mais il faut voir la vérité en face : le public aime la banalité, les lieux communs, les clichés et les textes sans style, sans compter l'esprit de voyeurisme.  

 


30/08/2024
0 Poster un commentaire

Le souffle de l'ange

 

 

 

« Faire que les blessures deviennent, si l'espérance l'emporte sur la souffrance, les veines dans lesquelles ne cesse de battre le sang de la vie. » (Martin Gray)

 

 

Préface

J’ai rencontré  Vanessa pour la première fois au cours d’une exposition de peinture à laquelle je participais aussi.  Nous avons eu l’occasion de faire plus ample connaissance au cours d’autres expositions dans lesquelles nous nous croisions et poursuivi notre amitié sur les réseaux sociaux.  Vanessa est une jeune femme pleine de vie, joviale, chaleureuse et simple. Une belle personne.  Son époux est  un homme calme, gentil, réservé, peu disert,  mais en même temps plein d’humour.

Un jour,  j’ai lu sur facebook que mon amie renonçait à peindre parce qu’elle était enceinte et ne voulait pas prendre le risque de nuire à son futur bébé en utilisant des produits potentiellement nocifs.  Connaissant la passion de Vanessa pour la peinture, j’ai apprécié à sa juste valeur le sacrifice qu’elle s’imposait.  Mais cela ne m’a pas étonnée, car je savais combien Vanessa souhaitait un enfant. J’ai été désolée pour elle et son mari lorsque j’ai appris que cette grossesse n’avait pas abouti. 

À ma grande surprise, Vanessa m’a demandé de lui prêter ma plume pour raconter ce qu’elle avait vécu.  Je me suis sentie vraiment très honorée et très émue de la confiance qu’elle m’accordait.  En même temps, c’était un vrai défi, car comment recueillir et traduire ses propos sans la trahir ? 

J’ai essayé d’emprunter ses mocassins, de me glisser dans sa peau et ses émotions pour mettre son récit en musique.

J’espère ainsi avoir contribué au projet que Vanessa s’est fixé d’aider les parents désenfantés  dès avant la naissance non pas à accepter la perte de leur enfant, car c’est inacceptable, mais à lui  donner du sens pour rendre le deuil périnatal peut-être un peu plus supportable.

Elide Montesi

 

 

 

 

I

Le temps s’est comme arrêté… Je reste là, le téléphone toujours à l’oreille à me demander si  j’ai bien entendu et bien saisi ce que la voix d’Aurélie, notre gentille infirmière référente,  vient de m’annoncer. 

Est-ce possible ? Est-ce vrai ? Ne suis-je pas en train de rêver ?   Mon regard croise celui de Danny.  Il n’a pas entendu la conversation, mais je lis dans ses yeux qu’il a compris.  Lentement, il me dit d’une voix où la joie résonne :

  • Alors, ça y est ? On a réussi ? Tu es …

Je lève la main pour l’arrêter. Je ne veux pas qu’il prononce le mot que j’espère depuis pourtant tellement longtemps. 

  • Il vaut mieux attendre encore un peu pour en être sûr, ce n’est qu’un premier résultat. On doit attendre les prochaines prises de sang, lui dis-je.
  • Mais le premier résultat est positif ! Ça veut dire que ça a marché ! insiste-t-il.

Ses yeux étincellent, le bonheur illumine son visage.   En même temps, je sais qu’il partage cette crainte de voir une fois de plus notre espoir déçu.  N’est-il pas trop tôt pour entonner un Alleluia ?

  • On attend depuis tellement longtemps, deux ou trois jours de plus ne font pas la différence.

Mais je pense le contraire. Ces deux ou trois jours d’attente supplémentaires vont nous paraître les plus intolérables.  Toutefois, je crains la désillusion en criant trop tôt victoire.  Une amie qui n’a été enceinte qu’après un passage par le parcours de la combattante qu’est la procréation médicale assistée (PMA, une de ces multiples abréviations dont il m’a fallu apprendre la signification)  m’a dit que six implantations d’embryon ont été nécessaires pour elle  avant d’en voir se développer un.  Mon amie a dû attendre dix ans avant que la PMA aboutisse.

Le médecin nous avait prévenus  lui aussi qu’il faudrait peut-être, voire même sûrement, répéter l’opération.  Je préfère donc réserver notre cri de victoire.  Le taux d’HCG bêta (encore des initiales difficiles à articuler pour désigner une hormone au nom barbare, l’hormone chorionique gonadotrope) double tous les jours après la fécondation et la nidation. Cette hormone est fabriquée par l’embryon lui-même après la conception et puis par le placenta pour permettre à la grossesse   d’évoluer.   Cette première prise de sang dont le résultat faiblement positif nous réjouit déjà sera suivie d’une deuxième et puis d’une troisième et puis encore de deux autres.  Et les dosages évoluent dans le sens attendu.

  • Votre train est lancé sur les bons rails, me déclare Aurélie avec humour lors de la cinquième communication des résultats.

L’annonce de ma grossesse a été faite au cours d’une triste et froide journée d’hiver. Mais cette nouvelle  m’a propulsée  en plein dans un magnifique été.  Ciel bleu et grand soleil illuminent  mon cœur.  Cette fois, je peux enfin exulter, laisser exploser ma joie, chanter Alleluia et Magnificat. Les yeux de Danny étincellent de ce même bonheur qui m’envahit,  je lui saute au cou et on s’embrasse.  Des larmes de joie se mêlent sur nos joues. Tout se bouscule dans nos têtes. Nous avons du mal à réaliser ce qui nous arrive. Le vent de la chance a enfin tourné en notre faveur.

 Je pose les mains sur mon ventre, les mains de la maman que je suis enfin devenue. Je pense soudain que j’aurais tellement aimé partager cette bonne nouvelle avec ma mère. Mais elle n’est plus là.  Pourtant je sens sa présence, je sais qu’elle veille sur moi et je suis sûre que, là où elle est, elle sourit et se réjouit pour moi.  

Maman est morte depuis deux ans. Nous avions passé beaucoup de temps ensemble au cours des mois qui ont précédé son départ. Elle se savait condamnée et ensemble, nous parlions beaucoup de l’au-delà, de Dieu et de cet espoir d’une vie après la vie.   Ma mère me dit un jour qu’elle ne manquerait pas de me faire signe après son départ si, comme nous l’espérions, la vie ne s’arrêtait pas au seuil du tombeau :

  • Je t’enverrai un papillon ! Tu sauras ainsi que je suis toujours là.

Et elle avait  ajouté :  

  • Quand je serai partie, je demanderai à Dieu de t’envoyer un petit bébé.

 Quelques jours plus tard, elle s’envola vers le rivage d’où l’on ne revient pas.  Dans le salon funéraire où reposait son corps avant l’incinération, soudain, un joli papillon orange et noir entra dans la pièce et se posa sur le cercueil.   Depuis lors,  chaque fois que je pense à elle, curieusement un papillon apparaît.

Onze jours se sont passés depuis que l’on a implanté cette petite mûre de huit cellules dans mon ventre.   Je me souviens que, dans un couloir de l’hôpital, j’attendais mon tour pour rencontrer le spécialiste qui devait s’occuper de la fécondation in vitro. Afin de meubler un temps qui n’en finissait pas de s’écouler,  j’avais saisi un des magazines illustrés mis à disposition des patientes et l’ouvris au hasard.   Quelle ne fut pas ma surprise en voyant s’afficher une photo du pape François Ier sur l’épaule duquel était posé un papillon qui semblait lui murmurer quelque chose à l’oreille ! Un joli papillon orange et noir comme celui qui s’était posé sur le cercueil de ma mère. 

  • Regarde, dis-je à Danny, c’est un signe de maman. Je suis sûre que ça va marcher.

En apprenant que je suis enceinte dès le premier transfert d’embryon, je ne peux m’empêcher de penser que c’est grâce à l’intercession de ma mère. Avant de mourir, elle m’avait promis que j’aurais un bébé et le voilà enfin qui arrive au premier essai.

Nous pouvons enfin vivre notre rêve après avoir si longtemps vécu d’espoir.

 

 

 

II

 

Voilà dix-huit longues et interminables années que nous attendons ce moment.  Dix-huit ans de mariage, une éternité que tout ce temps pour arriver jusqu’à toi, petite crevette qui  grandit désormais en moi et exauce notre vœu le plus cher. Un vœu si difficile à mettre en œuvre.    

L’émotion enthousiaste  manifestée par Danny en apprenant ma grossesse me réjouit. Car lorsque nous nous sommes mariés voilà dix-huit ans, il avait déclaré assez catégoriquement ne pas vouloir d’enfant.  De bonnes raisons le motivaient.  Si déjà pour un couple amoureux, vivre d’amour et d’eau fraîche est un idéal qui  naufrage bien vite dans l’eau sombre des réalités quotidiennes, un couple désireux d’avoir un enfant se doit d’être encore plus pragmatique et réaliste. Une chaumière et un seul cœur, d’accord, mais il faut la chaumière et dans notre monde,  la plus petite d’entre elles a un coût.  Les arguments avancés par Danny étaient on ne peut plus valables. Il refusait de faire entrer un enfant dans notre vie tant que nous ne pourrions pas lui offrir des conditions de vie correctes. Nous nous aimions certes, mais au début de notre mariage nous vivions une situation plutôt précaire. Danny attendait d’avoir une certaine sécurité d’emploi avec un CDI, une maison dans laquelle on se sentirait chez nous. La raison et le bon sens s’exprimaient par la voix de mon mari et je ne pouvais que me rallier à son raisonnement.  Prenant exemple sur les oiseaux dont j’aime tellement écouter le chant dans les bois au printemps, j’acceptai l’idée d’attendre d’avoir construit notre nid avant d’y accueillir nos futurs oisillons.  Pendant toutes ces années de vie en tête à tête, je ne pouvais toutefois m’empêcher de jalouser un peu,  et j’avoue même souvent plus qu’un peu, celles qui ne s’embarrassaient pas d’autant de considérations préalables pour s’entourer d’enfants en dépit de toutes les difficultés qu’elles pouvaient vivre au quotidien et que subissaient forcément aussi leur progéniture.  Mettre Danny devant l’enfant accompli ?  Au nom de l’amour et du respect qui règnent dans notre couple,  l’idée ne m’est jamais venue de vouloir lui faire la surprise d’un enfant « dans le dos ».  Notre enfant nous le ferions ensemble, le jour où nous serions prêts tous les deux.

Mais peut-être avions-nous attendu trop longtemps ? Lorsque Danny accepta mon désir de fonder notre famille, nos tentatives spontanées se révélèrent infructueuses. Après quelques années, nous avons donc consulté un spécialiste.  J’ai subi alors mes premiers traitements contre l’infertilité.  Plusieurs mois sont passés, et comme sœur Anne je n’ai rien vu venir.  Le gynécologue décida de passer à la vitesse supérieure en proposant des inséminations artificielles.  Je me soumis à quatre reprises à  cette intervention.  Toujours en vain… 

Je me retrouvais parfois à jalouser à nouveau,  toutes ces femmes qui  arrivaient à être enceintes sans même l’avoir désiré,  « par accident » comme on dit populairement.   Comme je rêvais moi aussi de « tomber enceinte par accident » ! Sans devoir demander à une tierce personne d’intervenir dans le processus que mère Nature avait mis au point pour que l’humanité se reproduise.   Pour Danny et moi,  je commençais à comprendre que nous ne serions parents qu’au terme d’un long parcours.  Et c’est fou comme autour de moi, j’avais l’impression que toutes les femmes étaient enceintes. Toutes sauf moi …

Au cours de cette longue traversée du désert,  nous eûmes toutefois le bonheur d’entendre des rires et des cris d’enfant dans notre petite maison.  En effet, je fus amenée à prendre en charge les enfants de ma sœur qui vivait quelques difficultés personnelles. Toutefois, cela ne combla évidemment pas mon désir de grossesse. Certes, je ressens beaucoup d’amour pour ceux que j’appelle mes deux schtroumpfs, mais je garde toujours conscience qu’ils ne sont pas mes enfants.  Je ne veux absolument pas me substituer à leur mère.  Ces deux petits m’ont apporté et me donnent toujours énormément de bonheur. Grâce à eux, j’ai eu la confirmation que Danny avait toutes les qualités pour être un père merveilleux.  Mais ils me rendaient de plus en plus impatiente d’avoir un enfant à nous.  C’est pourquoi, sur les conseils de quelques amies, je décidai de consulter un autre gynécologue que celui auquel j’avais confié mon destin jusque là. 

  • Nous allons reprendre les choses depuis le début, déclara ce nouveau spécialiste après avoir pris connaissance de notre dossier.

En effet,  la première mise au point d’infertilité lui semblait avoir été bâclée.  Notre couple dut donc se soumettre à toute une nouvelle batterie d’examens médicaux qui confirmèrent que le problème venait finalement de Danny.

  • Nous allons devoir vous donner un coup de pouce, dit le gynécologue au terme de la mise au point. Il existe une meilleure solution que l’insémination artificielle

Pour nous,  la solution idéale serait une FIV (fécondation in vitro, c'est-à-dire en éprouvette de laboratoire) avec ICSI (injection directe d’un  spermatozoïde dans le cytoplasme d’un ovocyte mature, c'est-à-dire à l’intérieur d’un ovule mûr pour être fécondé).  

Avant de nous lancer dans une procédure qui s’avérait assez contraignante et dont le succès n’était pas vraiment garanti, nous prîmes un temps de réflexion. 

Peu de temps après les conclusions de la mise au point, ma mère tomba malade et je lui consacrai l’essentiel de mon temps.  C’était bien mon tour de la materner et je voulais passer un maximum d’instants privilégiés avec elle. Cela n’était pas conciliable avec la procédure de FIV.  Mais c’était sans regret de ma part, car les derniers moments de ma mère étaient trop précieux pour être négligés.  Elle méritait bien que je postpose notre projet pour elle.

 Quelque temps après son décès, je retournai chez le gynécologue pour un contrôle de routine.  Et c’est alors qu’il me reparla de la PMA.  L’horloge tournait, j’allais bientôt atteindre la quarantaine.  Il fut convaincant. Nous prîmes alors la décision de sauter le pas.

Me voilà donc embarquée dans un traitement de stimulation hormonale par injections destinées à produire de beaux ovules.   Je dois aller à plusieurs reprises à la maternité pour subir des échographies, indispensables pour suivre le développement des follicules, et des prises de sang pour adapter la dose à m’injecter. Lorsque ces ovules sont enfin arrivés à maturité, je me rends à la maternité  pour qu’on les prélève. Le précieux prélèvement est  alors transmis au biologiste.  Celui-ci en s’aidant d’un microscope injecte à l’aide d’une pipette dans chaque ovule reçu un spermatozoïde prélevé dans le sperme fourni par mon mari.   La préparation est ensuite placée dans un incubateur à 37° pour que les premières cellules de l’embryon s’y développent. Expliqué comme cela, faire un enfant ressemble à une recette de cuisine, simple, mais minutieuse.  Deux à trois jours plus tard, je dois retourner à l’hôpital pour qu’on implante un ou des embryons dans mon utérus.  Un peu comme quand on repique en pleine terre la petite plante qui a germé de la graine qu’on a d’abord semée en pot.   Avant ce repiquage, une échographie par voie vaginale permet d’assurer que l’embryon sera placé correctement à l’endroit le plus favorable. Et ensuite, il ne reste plus qu’à attendre la nidation que l’on contrôle par dosages répétés d’HCG et encore des échographies.   Mon utérus et mes ovaires en auront subi des shootings !

La FIV est un véritable parcours d’endurance au cours duquel la vie quotidienne est soumise aux impératifs du traitement et des multiples consultations pour les incontournables et indispensables examens. Ce traitement compliqué nécessite une stricte observance des directives médicales. On doit respecter les doses et les moments d’administration des médicaments,  honorer tous les rendez-vous.  Nous devions rester joignables à tout moment par l’équipe de DM (daily monitoring).  En corollaire, nos pouvions nous aussi contacter l’équipe lorsque nous avions des questions à poser ou s’il survenait un problème.   Il nous est arrivé de devoir courir en catastrophe à la pharmacie de l’hôpital pour aller chercher la dose de médicaments qui nous manquait.   Le moindre retard, la plus petite erreur pouvaient tout faire rater et nous renvoyer à la case départ.

Cette expérience médicale est assez intrusive.  Elle donne l’impression de réduire la femme à son utérus et ses ovaires, tandis que l’homme n’est plus qu’un réservoir à spermatozoïdes qu’il doit produire sur commande dans des conditions qui sont tout, sauf propices à la jouissance. L’intimité du couple est mise à mal. Tout cela pour une belle cause certes, mais pour un résultat incertain.

À chaque rencontre avec le médecin, nous quittions le cabinet de consultation la tête farcie d’informations difficiles à retenir et parfois même à comprendre.  Le langage médical est souvent obscur pour le commun des mortels, surtout lorsqu’il est exprimé en abréviations dont nous n’osions pas toujours demander la traduction.  De retour à la maison, je me branchais sur Internet pour décoder ces sigles et voir à quoi ils correspondaient. FIV, PMA, HCG, GEU (que je prononçai  Gueu la première fois que je le lus), ICSI, TEC (non, rien à voir avec le fait de nous rendre à l’hôpital en bus), IMG…  Je reconnais que tous les intervenants ont toujours été très gentils et chaleureux avec nous. Dommage qu’ils n’avaient pas les moyens de nous accorder plus de temps pour tout nous expliquer en détail. Mais la demande est telle que cette exigence n’est pas vraiment réalisable. Les médecins nous donnent le temps qu’ils peuvent nous offrir en tenant compte que nous ne sommes pas leurs seuls et uniques patients.

 

 

 

 

 

III

Merveille, nos efforts ont donc été payants.  La chance nous a enfin souri, me voilà enceinte dès le premier essai.  Deux embryons ont été implantés dans mon ventre et un des deux a « pris » directement. Tu es là !  

Nous nageons en plein bonheur. Et lorsque je suis heureuse, je tiens à le faire savoir. Je préviens le ban et l’arrière-ban de la famille, les amis proches et puis les amis des amis. J’ai envie de le crier au monde entier.  Je ne résiste pas et affiche la nouvelle sur ma page Facebook en publiant la plus belle photo de notre couple pour annoncer que l’automne verra la naissance de notre bébé.  Sur les réseaux sociaux,  la bonne nouvelle se répand vite.  Toutes nos connaissances se réjouissent pour nous, les messages de félicitations pleuvent.  Ma sœur, la future marraine, a une attention charmante en m’offrant un collier Bola de grossesse qui scintille et tinte agréablement chaque fois que je remue. « Règle la longueur pour que la boule repose sur ton ventre afin que mon petit sushi l’entende », me dit-elle affectueusement.  

Mes neveux, « mes schtroumpfs » comme j’aime à les surnommer, attendent avec impatience leur futur cousin ou cousine. Je n’ai plus très souvent l’occasion de voir  Noah, l’aîné, qui vit désormais à La Rochelle chez son père.  Nous nous contactons par Skype.

  • Allez, tatie Vava, montre-moi ton ventre, me demande-t-il à chaque fois. Je veux voir si mon cousin pousse bien.
  • Tu sais, quand il sera là, tu pourras lui donner mes jouets, ajoute avec générosité ce garçonnet de dix ans. Et quand il sera grand, je viendrai le voir et nous jouerons à Stars wars avec tonton Danny et lui.

Du côté de sa petite sœur, Naëlle, résonne un accord d’abord dissonant. Passant presque autant de temps avec moi qu’avec sa maman, elle me voue un amour exclusif et jaloux.   L’annonce de ma grossesse n’est acceptée qu’avec réticence par cette fillette au caractère bien trempé. 

  • Promets-moi que ce sera un garçon, exige-t-elle d’un ton autoritaire avec une petite moue boudeuse et les sourcils froncés. Si c’est une fille, je ne la veux pas, on la donne ! Je ne veux pas que tu aies une autre fille.
  • Mais … tu n’es pas ma fille, tu es ma nièce, ma seule nièce. Je t’aime beaucoup et je t’aimerai toujours autant quand le bébé sera là
  • Je serai toujours ta seule nièce alors. Je ne veux pas de fille, insiste-t-elle.

Devant son regard buté, mais qui ne me la rend pas moins craquante, il me vient soudain une idée :

  • Tu sais, fille ou garçon, tu seras leur petite marraine,  j’ai besoin de toi pour apprendre à m’occuper d’eux. Toi, tu vois ta maman qui s’occupe de ses bébés, tu pourras m’expliquer comment on fait, parce que moi je n’en ai jamais eu.

Voilà un argument qui fait mouche. Prenant son rôle d’éducatrice très au sérieux,  du haut de ses sept ans,  Naëlle  alors s’empresse de me donner des cours de puériculture.  À chacune de nos rencontres, elle m’explique comment changer une couche, donner un biberon et tapoter le dos du bébé pour qu’il fasse son « rot ».  Et pour que la leçon entre, elle n’hésite pas à me faire des démonstrations avec ses poupées.   Un jour, dans un gant de toilette elle découpe un cercle sur lequel elle écrit : pour mon bébé que j’aime  et sur une éponge à vaisselle neuve, elle dessine une bouche, des yeux et un nez. 

  • C’est un doudou et un bonnet pour notre bébé, me dit-elle.

Ouf, je suis soulagée ! Te voilà accepté et je suis ravie de constater, grâce à toi,  ce regain de complicité avec ma nièce adorée.

Sur les conseils d’un ami artiste, pour mieux te préserver, je décide même d’arrêter de peindre, ma passion pourtant, afin de ne pas manipuler de produits qui pourraient te nuire.  Rien ne sera trop bon ni trop beau pour toi et je suis prête à tous les sacrifices. Je tiens à te protéger dès les tout premiers instants.

Évidemment, nous nous posons mille et une questions. Celles que tous les futurs parents se posent. Pourquoi futurs d’ailleurs ? Nous sommes déjà tes parents, soucieux de ton avenir. Seras-tu fille ou garçon ? À qui de nous deux ressembleras-tu ? De quelle couleur seront tes yeux, tes cheveux ?  De quelle couleur va-t-on peindre ta chambre ?  La maison sera-t-elle assez grande pour accueillir le berceau, le parc, la table à langer, la poussette ?  Mon Dieu, que de choses à prévoir pour accueillir un bébé.  Nous avons déjà choisi ton parrain, le meilleur ami de Danny et la marraine, ma sœur.

Je te vois déjà en train de courir autour de nous dans les bois et redécouvrir par tes yeux tous les endroits où nous aimons nous promener.  Je souris en pensant aux colliers de pâtes et aux dessins que tu nous offriras. Ton premier sourire, tes premiers pas, ton premier mot, ton premier jour d’école (une fameuse responsabilité que de la choisir et je réfléchis déjà à celle qui pourra être la meilleure pour toi) et puis tes premiers flirts, ton premier amour (je ressens une petite pointe de jalousie), un enfant a tellement de « premières fois »  qui sont autant de premières joies à offrir.  

Oui, nous voyons loin, très loin. Trop loin ?  Parfois le doute m’envahit. Serais-je une maman à la hauteur ?   Mais je ne suis pas seule, Danny est là, qui se pose d’ailleurs la même question à propos de son rôle de père. Mais ensemble, tout ira bien. Parfois aussi,  j’entends tout au fond de moi une petite voix qui me dit : « Ne fais pas autant de projets ; qui te dit que tu arriveras jusqu’au terme ? »  Mais je me refuse à écouter la voix de la peur, de l’angoisse. « Tais-toi, tout ira bien, j’y crois, nous y croyons tous les deux ».  

Nous vivons des instants magiques.  Un mois s’est écoulé depuis ton arrivée dans nos vies.  Un grand moment nous attend : celui de la première échographie. Elle ne nous montre qu’un minuscule grain de riz dans un petit sac embryonnaire.  Mais deux semaines plus tard, notre grain de riz a atteint la taille d’un petit pois dont le centre clignote de manière régulière. 

  • C’est son petit cœur qui bat, nous dit la gynécologue en devançant notre question tout en branchant le haut-parleur à travers lequel résonne le bruit d’un cheval au galop.

Galope, galope, mon petit cœur, nous sommes tellement pressés de te rencontrer.  Entendre ce cœur qui bat refoule toute angoisse et toute inquiétude.

Dix semaines déjà que tu vis en moi.  Le miroir devant lequel je me contemple de profil me renvoie l’image d’un ventre qui commence à s’arrondir. Parfois, j’ai l’impression qu’y pétillent des bulles de champagne. Tes premiers mouvements ? La perle du Bola roule sur mon petit bedon déjà rond.  Entends-tu la clochette ? Je te caresse à travers mon ventre. Premiers câlins. Je te parle en t’adressant des mots tendres, des mots doux que j’invente exprès pour toi. Je photographie sous tous les angles ce ventre dans lequel tu grandis.  Je ne veux pas perdre une miette de ces instants uniques que je vis avec toi. 

Ton papa n’est pas en reste. Instant magique, lorsqu’il soulève mon t-shirt pour te parler et t’embrasser à travers mon nombril.  Il garde les mains posées sur mon ventre.  Je le vois soudain sursauter et puis son visage se fendre d’un énorme sourire qui va d’une oreille à l’autre.

  • Ouh là ! Tu as senti ? me demande-t-il.
  • Non, mais, qu’est-ce que tu crois ?

S’imagine-t-il donc que je n’ai pas perçu le premier vrai mouvement perceptible de ton corps dans le mien ?  Instant inoubliable ! Souvenir à jamais gravé dans mon cœur.

Douze semaines.  Nouvelle échographie. Tu as encore changé. Le gros scampi que nous avions admiré la fois précédente a pris  désormais l’aspect d’un vrai bébé : une tête, un corps, des bras, des jambes.  Et toujours ce petit cœur qui bat, qui bat.

  • Il est parfait, nous dit la gynécologue.
  • Oh, je crois bien que c’est un petit garçon, j’ai vu son pénis, s’exclame Danny avec un enthousiasme non dissimulé.
  • C’est beaucoup trop tôt pour le voir, déclare d’un ton docte la gynécologue sûre de son fait.

Mais mon cœur me dit que Danny a raison.  Nous aurons un petit garçon comme je l’ai toujours désiré !

 

 

 

IV

Quatorze semaines se sont écoulées.  Je suis une fois de plus installée sur la table d’examen pour une énième échographie de contrôle.

Pourquoi  la gynécologue ne te trouve-t-elle pas tout de suite lorsqu’elle pose la sonde sur mon ventre ?  Pourquoi ses sourcils se froncent-ils  et  son regard devient-il soucieux ? Pourquoi ne sourit-elle plus ? Pourquoi reste-t-elle silencieuse ?

 En luttant contre l’angoisse que son attitude a éveillée en moi, je fixe l’écran placé sur le mur qui me fait face.  Tu apparais soudain, mais le petit corps que nous avions admiré la dernière fois est recroquevillé sur lui-même dans la poche où l’on ne voit presque plus les « citernes » noires dans lesquelles tu flottes, signe que le liquide amniotique a disparu.  La gynécologue m’interroge.  « Mais oui, je vais bien, mais non, il ne s’est rien passé de spécial, autrement, je vous aurais téléphoné ». « Non, je n’ai pas senti que je perdais du liquide, autrement, je serais accourue vous consulter ». À part ce saignement qui persiste depuis plusieurs semaines lorsque j’avais éliminé le deuxième embryon que l’on m’avait implanté  et qui n’avait donné qu’un œuf blanc. Ce jour-là, Danny m’avait emmenée aux urgences de l’hôpital voisin. L’échographie réalisée alors avait montré que tu allais toujours bien. On nous avait rassurés.  Et lorsque Danny rappela qu’on avait implanté deux embryons, on m’a dit que j’avais éliminé un sac gémellaire vide. C’est vrai que depuis ce moment-là, j’ai continué à observer des petites pertes de sang.   Mais on m’a répété que je ne devais pas m’inquiéter,  que tout se passait bien pour toi.  Et il est vrai que jusqu’à présent, mon bébé évoluait bien en dépit de ces pertes sanguines.

  • C’est si grave que cela ? demande Danny.

Calmement, la gynécologue nous explique alors que la diminution du volume du liquide amniotique (un oligoamnios) à ce stade de la grossesse empêchera  le développement  des poumons du bébé.  Ce liquide est en effet nécessaire pour la maturation de ceux-ci. On risque aussi des anomalies de l’appareil locomoteur, car le bébé n’a plus d’espace suffisant pour remuer.  Mais sans les poumons, le bébé ne survivra pas à l’accouchement, pour autant qu’il arrive jusque là.

Le temps s’arrête. Tout allait bien et voilà qu’on nous annonce que ta vie est menacée.  Ce n’est pas possible ! Ça ne peut pas être vrai !  Je refuse de le croire.  J’entends au fond de moi une petite voix qui me dit : « J’avais raison, il ne fallait pas t’attacher à cet enfant avant d’être sûre d’arriver à terme. »  Mais je ne veux pas que cette voix ait le dernier mot.

  • Mais vous pourriez donner un médicament pour que le liquide revienne ? Ne pouvez-vous donc sauver le bébé ? demandons-nous effondrés.
  • Il y a peu d’espoir que vous puissiez mener cette grossesse à son terme. Il vaut mieux l’interrompre, déclare la gynécologue.
  • Mais ne m’est-il pas possible quand même d’aller jusqu’à mon terme ?

Je veux gagner du temps, gagner des jours avec toi pour en avoir moins à passer sans toi.  Et puis chaque jour  gagné ne peut-il être un gage de vie pour le bébé ?

  • Si le liquide amniotique ne se reforme pas et que vous allez jusqu’au terme de votre grossesse, votre bébé mourra dans vos bras tout de suite après la naissance. Sans poumons, il étouffera comme un poisson qu’on sort de l’eau.  Voulez-vous vraiment cela pour votre enfant ? demande la gynécologue.

Ces propos durs contrastent avec la douceur de son regard derrière les lunettes qui lui donnent l’air sévère d’une institutrice.  J’ai comme l’impression d’ailleurs qu’elle est au bord des larmes.  Elle a sûrement dû se faire violence pour me parler comme elle l’a fait.   Existe-t-il une bonne manière de dire à de futurs parents qu’ils doivent mettre fin à l’existence de leur enfant ?

La gynécologue continue à parler à Danny, à expliquer les modalités de l’IMG, interruption médicale de grossesse. Je n’entends plus rien.  Je suis envahie par l’image de mon bébé en train de suffoquer et bleuir dans mes bras, les yeux écarquillés comme ceux d’un poisson hors de l’eau.  J’ai l’impression qu’une grosse boule de feu, d’angoisse, de chagrin, de colère est aussi en train de m’étouffer.  Pourquoi ? Mais pourquoi ? Qu’ai-je fait ? Que n’ai-je pas fait ?

  • Ce n’est pas de votre faute, ça arrive parfois malheureusement, me dit la gynécologue comme si elle devinait les pensées qui m’agitent. N’ayez pas peur de pleurer, ajoute-t-elle, vous avez le droit de craquer.

Mais je retiens  les larmes qui m’étouffent.  Autant j’ai hâte de partager mes joies avec tous, autant  je me replie sur ma douleur. Déjà petite fille, je ne pleurais pas devant les autres. On ne m’a pas élevée comme ça.  J’attendrai d’être seule chez moi et que Danny soit à son travail pour exprimer mon chagrin en chantant à tue-tête les chansons qui traduiront mes émotions. En attendant, cette boule de feu continue à me ronger et m’étouffer.   Et puis je veux garder espoir, on ne sait jamais,  le liquide amniotique pourrait revenir !  Les médecins se trompent parfois et là j’ai envie qu’elle se trompe !  

Pendant le trajet de retour, l’attitude de Danny me surprend :  

  • Inutile de te fatiguer à préparer le repas ce soir, nous irons au restaurant, me dit-il tout en fixant la route.

Au restaurant ? Le chagrin le rend-il fou ?  On vient de nous annoncer qu’il faudra peut-être interrompre la vie de notre enfant et Danny veut aller au restaurant ? Moi, si je vais au restaurant, c’est pour faire la fête.  Que veut-il fêter ? Notre rêve qui a viré au cauchemar ?  Toutefois, je garde le silence. Après tout, il veut juste m’aider.  Je ne dois pas oublier qu’il est lui aussi sous le choc et qu’il éprouve le besoin de distraire si possible le cours de ses pensées d’une réalité devenue tout à coup trop hostile.   Nous allons donc au restaurant prendre un repas dont chaque bouchée a un goût d’amertume et de tristesse.   La plus triste et plus lugubre sortie  de toute notre vie de couple. Nous ne nous éternisons pas. De retour à la maison, une fois couchée, je me love dans les bras de Danny qui pose des mains tendres et protectrices sur mon ventre qui ne remplit plus son rôle de nid nourricier pour notre oisillon.   Pourtant, j’espère que la situation rentrera dans l’ordre.  Je prie pour qu’un miracle arrive qui sauve cette grossesse déjà miraculeuse.   Ne pouvons-nous avoir droit à un deuxième miracle ? Ce n’est pas pour nous, c’est pour notre enfant.  

Seize semaines.  Aucun miracle n’a eu lieu. La situation n’a pas évolué dans un sens favorable. Notre enfant est condamné. Nous voilà, Danny et moi, devant un document intitulé : « Consentement d’arrêt volontaire de grossesse pour raison médicale ».  Notre cœur saigne lorsque nous apposons nos signatures sur le pire contrat de notre existence, celui qui va mettre fin à ta vie et à l’avenir que nous avions imaginé pour toi. Nous signons pour que tu ne meures pas de manière douloureuse. La douleur et la souffrance ne seront que pour nous, tu es bien trop petit pour souffrir.   Une date est fixée pour te laisser t’envoler.  Désormais les jours qu’il nous reste sont comptés, mais je veux profiter de chaque sensation, de chaque instant avant notre séparation toute proche.  

 

 

V

Je n’ai plus d’espoir, mais il me reste la foi. Celle qui me pousse à croire que la mort n’est pas une séparation définitive, que nous nous retrouverons dans une autre vie où je te rejoindrai.  C’est alors que mes croyances me font désirer te faire baptiser.   Selon le droit canon de l’Église catholique, les fœtus mort-nés ne peuvent être baptisés justement parce qu’ils sont morts. Mais l’aumônier de l’hôpital me dit que rien ne s’oppose à ce qu’on baptise un enfant à naître.  Contrairement à ce que je crains, le prêtre se montre très bon et très compréhensif et ne trouve pas que ma demande est absurde.  Après m’avoir invitée à le suivre à la chapelle, il y accomplit le rituel du baptême sur mon ventre en demandant à Dieu de t’accueillir auprès de lui. 

  • Je ne peux cependant inscrire votre enfant dans le registre de baptême de l’Église, précise-t-il. Mais cela se passe entre Dieu et vous. Dieu n’a pas besoin de registres. Ses enfants sont inscrits dans son amour.

La générosité manifestée par ce prêtre à l’égard de ma souffrance me va droit au coeur. J’en ressens un réel réconfort.

Au cours des jours suivants, je multiplie les gestes insolites, qui pourraient sembler ridicules. 

  • Que vas-tu faire avec ça ? me demande Danny intrigué en me voyant déballer un échantillon d’un doux tissu couleur vert pastel.
  • C’est pour que tu fabriques un nid d’ange.
  • Un nid d’ange ?
  • Oui, pour notre bébé, je veux l’habiller, je refuse de le laisser partir tout nu. Et il sera trop petit pour l’habiller avec un des vêtements que j’ai déjà achetés.

Danny ne me contrarie pas, il te prépare une douce et mignonne petite enveloppe verte dans laquelle tu pourras reposer.

Dans une boîte, je rassemble tout ce qui me fait penser à toi : le test de grossesse,  les clichés des différentes échographies, une petite grenouillère que j’avais déjà achetée en prévision de ta naissance. J’y dépose aussi une plume blanche ramassée sur la route.  La plume d’un ange ? J’y vois un signe que maman m’envoie pour me dire qu’elle veillera sur toi lorsque tu la rejoindras.  

Je me surprends à subtiliser à l’hôpital la ceinture du dernier monitoring que j’ai passé et j’ai même enregistré dans mon GSM  les derniers battements de ton cœur. 

La date de l’IMG est fixée le 14 mai, le lendemain de la fête des Mères.  Je vois le choix de cette date de manière positive. En dépit de la situation dramatique, passer la fête des Mères en te sachant toujours dans mon ventre sera un moment de  bonheur.  Mais cette dernière joie ne me sera pas accordée. Nous boirons ce calice amer jusqu’à la lie. 

Cinq jours avant la date fixée,  des contractions me vrillent le ventre et je sens que j’ai expulsé quelque chose. 

  • On dirait une jambe, me dit Danny.

En fait, une fois arrivés à l’hôpital nous apprenons qu’il s’agit du cordon ombilical. Il n’y aura pas d’IMG. Je suis en train d’accoucher prématurément.   Le col n’est pas suffisamment dilaté. On me donne des ocytociques pour faciliter les contractions et la dilatation du col. J’apprécie le geste de m’installer dans un endroit de la maternité à l’écart des mères en train d’accoucher de leur bébé bien vivant.  Le lendemain dans l’après-midi après 14 heures de travail (rien ne me sera épargné), je tiens pour la première et la dernière fois dans mes bras ton petit corps sans vie, couvert d’une peau tellement fine, d’une transparence écarlate. Tu es minuscule : 14 cm et 165 g.  Mais tu es complet. Je contemple avec émotion ta petite main pas plus grande que le bout de mon index, mais qui compte tous ses doigts. Tu es parfait, tu as tout ce qu’il faut, comme le bouton d’une rose contient déjà tous ses pétales avant d’éclore.  Danny écarte doucement tes jambes.  Il avait bien deviné, tu es le petit garçon dont je rêvais.  Nous prenons des photos et une infirmière effectue quelques clichés de notre éphémère petite famille.  On pleure, on t’embrasse, tu passes de mes bras à ceux de ton père pour que chacun de nous puisse te serrer contre lui.  Je te dépose sur la peau nue de ma poitrine, comme on le fait avec un bébé né à terme.  Mais ta peau ne se réchauffe pas au contact de la mienne.  Par contre, je garde toujours une sensation de froid à l’endroit exact où je t’ai posé.  

Une infirmière entre dans la chambre.  Notre moment en famille est terminé. Elle est venue prendre ton corps pour l’emmener subir l’autopsie. J’ai mal en pensant qu’on va te charcuter.  Mais il faudra que tu passes par là, c’est pourtant important pour comprendre ce qui s’est passé. Avant de quitter la chambre en t’emportant, l’infirmière nous demande en nous regardant avec tendresse et émotion :

  • Comment voulez-vous l’appeler ce petit bout de chou ?

Voilà une belle manifestation de générosité et d’empathie qui nous va droit au cœur !  Sa question montre qu’elle sait ce que tu représentes pour nous. Combien de situations semblables à la nôtre n’a-t-elle pas rencontrées ?  Combien de fois a-t-elle posé la question à des parents dépossédés de leur enfant ? Un prénom, c’est important, c’est la preuve que tu as existé. C’est la possibilité de parler de toi. En principe, la question du prénom était réglée depuis longtemps. Grégory était celui prévu pour un petit garçon.  Mais soudain, je n’ai pas envie de t’appeler ainsi. Je veux me donner la chance d’avoir un jour un petit Gregory bien vivant dans mes bras.  Et je ne saurais donner le prénom d’un enfant mort à un enfant vivant.  Je décide dès lors que tu t’appelleras Sofian, un autre prénom qui me plaît.

Maintenant, il nous faut décider de ce qu’on va faire de ton corps. Tâche pénible s’il en est.  Tu es né trop tôt pour que ton existence soit légalement reconnue.   Aux yeux de la loi, tu n’existes pas. On ne rédigera pour toi ni acte de naissance ni acte de décès, tu n’apparaîtras dans aucun registre d’état civil. D’ailleurs officiellement, tu n’as pas droit à avoir une identité.  Danny  se sent blessé de ne pas pouvoir te reconnaître et te donner son nom.  Parce que tu es né avant d’être viable, tout se passe comme si tu n’avais jamais vécu.  Tu ne seras qu’une note dans mon dossier médical. On ne peut pas t’offrir une sépulture normale. Aux termes stricts de la loi, il est juste prévu une incinération avec les déchets organiques auxquels on assimile les fœtus nés avant l’âge de viabilité de 22 semaines.   

La colère l’emporte sur la tristesse. Non, tu n’es pas un déchet organique ! Tu t’appelles Sofian et tu as existé ! Tu feras toujours partie de notre vie. Je refuse que ton histoire, notre histoire, aussi courte qu’elle a été, soit balayée, effacée des mémoires. Je me suis battue pour t’avoir, je t’ai vu grandir dans mon sein, j’ai entendu battre ton cœur,  je t’ai porté et senti bouger en moi, et j’ai enfin accouché de toi. J’ai touché ta peau, contemplé ton petit visage aux yeux encore fermés, mais qui préfigurait le joli visage d’un bébé, tu avais deux bras, deux mains avec dix petits doigts, deux jambes et même un sexe déjà formé. Le petit corps froid que j’ai tenu dans mes bras était bien celui d’un petit être humain et pas une tumeur  ou un organe malade.  Un prêtre a accepté de te baptiser dans mon ventre et une infirmière nous a demandé ton prénom. Ils ont compris eux que tu n’es pas un déchet organique, mais un enfant qui mérite le respect.

Heureusement, je ne suis pas la seule à penser de cette manière.  Sur les hauteurs de Namur, dans le cimetière de la localité de Belgrade, l’hôpital où j’ai accouché offre une tombe commune pour déposer le corps de ces bébés morts avant de naître, un caveau des anges.  Disposition qui permet à tous les parents qui ont perdu un enfant trop tôt de donner une sépulture digne à ce dernier et d’avoir un endroit où se recueillir.  Nous acceptons l’offre généreuse qui nous est faite de t’enterrer là-bas.  Dans l’émotion du moment, nous ne voyons pas d’alternative.

Ton corps nous est rendu après l’autopsie.  Mon cœur se brise en te revoyant avec ces coutures grossières comme une chaussette qui aurait été mal raccommodée. Nous embrassons une dernière fois ton corps manipulé, martyrisé avant de le placer dans le petit nid d’ange dans lequel  je glisse aussi un chapelet offert par ta marraine.  Je te dépose dans la petite boîte que l’on nous a donnée et à tes côtés, pour que tu n’y reposes pas seul, un petit ours en peluche habillé d’un t-shirt portant imprimée la photo de ta mamie.  Tu quittes mes bras, mais je sais que c’est pour rejoindre ceux de ma mère qui là-haut t’attend.

Le lendemain, ton papa et moi avons rendez-vous au cimetière où tu arrives dans un corbillard. Deux hommes portent respectueusement ton minuscule cercueil jusqu’à la sépulture.  Tu vas reposer dans un caveau dont le panneau est décoré d’une jolie peinture représentant un ange dormant sur un nuage au milieu d’un beau ciel bleu.  Ce tombeau des anges est entouré de nombreux bouquets de fleurs et supporte des petites plaques où l’on peut lire le prénom de la centaine d’enfants dont la vie s’est arrêtée avant d’avoir franchi le seuil de la naissance.  Au-dessus du cimetière, le ciel est du même bleu que le couvercle de la tombe.  

À cette petite cérémonie, je n’ai pas invité la famille.  Je n’ai accepté que la présence de ma sœur.  Ma nièce l’accompagne.   Mise au courant de la mort de Sofian par sa mère, car je n’ai pas eu le courage de lui en parler moi-même,  la fillette affiche un visage fermé.   Mais soudain dans le silence, sa petite voix s’élève :

  • Qu’est-ce qu’il y a dans la boîte ? demande-t-elle lorsqu’elle me voit tendre les bras à l’employé des pompes funèbres pour prendre le minuscule cercueil.

On nous a en effet proposé de le déposer nous-mêmes dans le caveau. 

  • C’est Sofian qui est dans cette boîte, ma chérie, m’entends-je dire.

En prononçant ces mots, je réalise soudain toute l’horreur de la situation, comme une prise de conscience définitive que la mort de Sofian est bien réelle.  Je vacille en poussant un cri de douleur.  Calmement, Danny me prend « cette boîte » des mains. Il  dépose lui-même son fils dans sa dernière demeure.

Nous restons là à nous recueillir devant cette tombe pas comme les autres. Le réconfort de t’offrir des obsèques n’empêche pas Danny et moi d’avoir le cœur en lambeaux de te laisser là.  Avec ton corps, sous l’ange endormi, nous enterrons tous les rêves que nous avions faits pour toi.  Tu t’appelles Sofian et tu vivras à tout jamais en nous.  

Nous apprendrons plus tard que si nous avions eu une concession à nous dans un cimetière, nous aurions pu t’y enterrer.  Mais même si nous nous offrons ce caveau, l’officier d’état civil qui nous reçoit nous dit qu’il n’est plus possible de t’exhumer, car il y a trop de petits cercueils à sortir du caveau des anges pour retrouver le tien.  Tu resteras donc là. Je ne pourrai pas me rendre sur ta tombe aussi souvent que je le désire.  Mais tu sais que je t’aime et penserai toujours à toi Sofian.

 

 

 

VI

Nous devons apprendre désormais à vivre sans toi, à faire ton deuil et celui des projets que nous avions pour toi. Saurons-nous jamais nous remettre de ton départ ? Tout semble s’être écroulé autour de nous. Nous sommes comme deux rescapés dans les ruines d’une maison dévastée par un séisme d’une magnitude insoupçonnée. Notre fils est mort un jour de printemps. Tous les arbres sont en fleurs, mais dans nos cœurs c’est l’hiver, sombre et glacial comme la mort.  

Comment accepter que l’enfant que nous rêvions de bercer dans son petit lit repose désormais dans un caveau au milieu d’autres bébés partis trop tôt comme lui ?  Nous ne pouvons que remercier l’initiative généreuse de l’hôpital d’offrir la possibilité d’une inhumation pour notre enfant en dépit de son absence de statut légal. Mais cela nous fait mal de le savoir sous cette pierre qui pour être joliment décorée n’en est pas moins tristement anonyme.  Une fosse commune en quelque sorte, comme celle des indigents sans ressources et sans famille.  Une tombe qui appartient à tout le monde et à personne.  Les fleurs que j’y dépose n’y restent pas très longtemps, car nous sommes nombreuses à fleurir ce caveau et il faut bien faire de la place.  Les responsables du cimetière ont dû cadenasser la pierre depuis que des individus sans aucun respect se sont permis d’ouvrir le caveau et de s’y introduire !  Un espace où me manque l’intimité nécessaire pour que puissent s’écouler les larmes qui m’étouffent.   Pour faire mon deuil, j’ai besoin que l’endroit où tu reposes porte ta marque.  J’aurais tellement voulu que tu puisses avoir une sépulture rien qu’à toi, avec ton nom gravé sur la pierre.

Un jour, je me rends dans une entreprise funéraire dont le directeur, Frédéric, est un ami.  Je lui commande une plaque en marbre en forme de cœur sur laquelle je fais graver : « A notre fils Sofian, 10 mai 2018 »

  • Ton fils ? s’étonne Frédéric, j’ignorais que …
  • Sofian est mort in utero, lui dis-je.

Après avoir écouté avec attention mes explications, Frédéric me présente alors tout simplement ses condoléances sans poser de questions, sans réflexions déplacées ou maladroites.  Il remplit le bon de commande.

  • Courage, me dit-il gentiment en me serrant la main chaleureusement.

Ce mot et cette poignée de main amicale sont réconfortants, reconnaissance de notre souffrance et de notre deuil.

Après la livraison de la petite plaque, je l’installe dans une jardinière garnie de fleurs artificielles. Celles-là ne faneront pas et le personnel du cimetière les laissera en place à côté du caveau. Mon petit montage va rejoindre les autres décorations déposées là par les autres mamanges. On a trouvé ce nom pour désigner celles qui comme moi ont été désenfantées avant la naissance de leur bébé.   Ainsi je sais que d’où tu es tu vois que tu représentes toujours beaucoup pour nous deux.  Et lorsque je me rends au cimetière, je pose un baiser sur cette petite plaque et je la serre un instant contre moi, comme je le ferais si je te tenais dans mes bras.

Après ta mort, je ne peux m’empêcher de penser  que le personnel médical, le prêtre, l’entrepreneur des pompes funèbres ont fait preuve de beaucoup plus d’empathie à notre égard que la plupart de nos amis et connaissances.

Nous avions annoncé ton arrivée avec grand fracas. Nous avions croulé sous les félicitations. « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris », écrivait Victor Hugo. Mais lorsque l’enfant disparaît avant de naître, on ne voit plus personne.  Les condoléances et les manifestations de sympathie pour le deuil que nous venons de subir sont rares, pour ne pas dire inexistantes.   Nous avons droit au mieux à un silence embarrassé dont nous espérons qu’il témoigne le respect de ceux qui préfèrent se taire pour éviter d’être maladroits, au pis à de l’indifférence à peine polie quand ce ne sont pas des réflexions qui minimisent notre douleur voire qui la nient.   Rares sont ceux qui trouvent les mots justes et qui ne nous blessent pas.  À part ceux qui l’ont vécu.  C’est l’occasion finalement de faire le tri des vrais amis.  Parfois point n'est besoin de les trier, ils s’en vont d’eux-mêmes. Le malheur fait peur, sans doute par crainte de la contagion.

Notre souffrance, pourtant immense, n’est pas reconnue.  Peu de monde comprend que l’on puisse souffrir d’avoir perdu un enfant que l’on n’a soi-disant pas connu.  Notre douleur semble différente et moindre que celle de parents dont l’enfant est décédé après une naissance à terme, suite à un accident, une maladie ou autre.  

« Ne t’inquiète pas, vous finirez par en faire un ». Mais pourquoi  ne pas admettre que j’en ai bien eu un et que la mort me l’a enlevé ?  Sofian est mon premier enfant, est-ce si difficile à comprendre ?

« Tu ne l’as pas connu » « Tu n’as pas de souvenirs avec lui ». De même qu’il y a un âge de viabilité pour l’enfant à naître, y aurait-il donc un âge en dessous duquel on ne devrait pas souffrir  de l’avoir perdu ?  Et le temps pendant lequel nous l’avons porté ne compterait donc pas ? Le test de grossesse positif, les échographies, la première fois que l’on a entendu battre son cœur et le premier mouvement perçu, toutes ces émotions doivent-elles donc être exclues du rayon des souvenirs ?

« Ne vous plaignez pas, au moins vous pouvez dormir », me déclare une jeune maman qui passe des nuits difficiles. S’imagine-t-elle donc que Danny et moi dormons sereinement depuis la fin tragique de ma grossesse ?  Et si je rêvais d’avoir moi aussi ces nuits difficiles qui sont le lot des parents plutôt que les horribles cauchemars qui hantent mon sommeil ?   

« Mais avez-vous fait tout ce qu’il fallait ? » Comme si on ne se posait pas déjà la question.  Est-ce tellement difficile de comprendre combien est blessante cette interrogation qui ajoute la culpabilité à la douleur ?

Malheureusement, j’avoue qu’avant d’avoir vécu dans ma propre chair cette expérience douloureuse, j’ai tenu moi aussi des propos malheureux parce que je trouvais excessives les manifestations de souffrance d’une personne de mon entourage qui avait perdu son enfant dans les mêmes circonstances où je viens de perdre le mien.  « Elle exagère, ce n’est qu’un fœtus » « Ce n’est pas plus mal, elle a déjà tellement de difficultés à subvenir aux besoins des autres ».  Je me sens soudain coupable d’avoir eu des pensées aussi odieuses au point que la mort de mon bébé me fait penser parfois à une punition divine pour me faire comprendre à quoi ressemble cette douleur.  Pardonnez-moi Seigneur je ne savais pas ce que je disais.  Maintenant je sais.  On ne doit juger personne avant d’avoir chaussé ses mocassins pendant deux lunes, dit un vieux proverbe indien. 

Certains croient bien faire en nous tenant des propos qu’ils croient capables de nous consoler.  Le proverbe a raison qui dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions. « Ne vous en faites pas, ce n’est pas grave, vous êtes jeunes. » Qu’y a-t-il de plus grave que de perdre un enfant ? Et en quoi notre jeunesse est-elle une consolation ? Parce que « vous en ferez vite un autre » comme certains me le répètent ?   « Tu en auras un autre ». Oui, j’espère bien, mais ce sera un autre, justement, pas le même.  Le premier sera toujours mort et aucun autre enfant ne saurait le remplacer.  

« Arrête d’y penser, cela ne te le ramènera pas. Il faut oublier et penser à l’avenir ».  L’oubli est impossible et penser à l’avenir aussi tant que le deuil n’est pas fait. Le deuil n’est pas synonyme d’oubli, contrairement à ce que l’on croit.

Et fausse-couche ne signifie pas faux deuil !

 

 

 

 

VII

C’est la nuit. Je suis perdue dans les ruines d’une abbaye baignée d’une lueur sépulcrale, blanche et froide. Pendant que je circule dans cet univers étrange, les pleurs d’un bébé rompent soudain le silence qui baigne ces murs.  En m’approchant guidée par la lumière et les cris,  j’aperçois un tas de linges blancs d’où sort une petite main dressée vers le ciel. À l’intérieur de ces draps, je découvre mon bébé ! Je le prends dans mes bras, l’embrasse en pleurant de joie. Mais comment est-il arrivé là ?  C’est le moment où un vieil archange surgit devant moi « Laissez cet enfant, vous ne pouvez pas l’emmener avec vous » me dit-il d’un ton sévère en essayant de me le prendre des bras.  Je pleure, je crie, je me débats, je refuse de le rendre et je me réveille le visage noyé de larmes et les bras n’enserrant que le vide. 

Me voilà  dans le columbarium où reposent les cendres de ma mère.  J’enlève les fleurs fanées et les emporte vers le bac à déchets. Au moment d’y jeter les restes des plantes, j’aperçois le petit cercueil de mon fils au milieu des ordures.  Horrifiée,  je tente en vain de le récupérer, la fosse est trop profonde.  J’appelle alors à l’aide.  Mais le gardien du cimetière s’oppose à ce que je reprenne.  « On ne peut pas laisser tous vos bébés dans le caveau des anges, il y en a trop, alors tous les jours nous en jetons pour faire de la place ». Je crie, je hurle, je saute dans la décharge, mais quand j’ouvre la boîte,  le petit nid d’ange n’est plus qu’un haillon duquel je sors un fragment de chair  desséchée au bout d’un clamp ombilical.   

Je me réveille toujours tremblante, en sueurs et en larmes de ces cauchemars qui peuplent mon sommeil au cours des mois qui suivent la mort de Sofian.   Penché au-dessus de moi, Danny, réveillé par mon agitation nocturne, me regarde d’un air anxieux plein de tendresse.

  • Que se passe-t-il, bébé ? me demande-t-il. Ça va ?
  • Oui, oui, ça va, tout va bien, ne t’inquiète pas. Rendors-toi, mon cœur.

Et je me retourne de l’autre côté pour lui cacher mes larmes. Je m’en veux de l’avoir réveillé. Je me refuse d’ailleurs à lui raconter ces horribles rêves dont le souvenir hante aussi mes journées et me plonge dans un mutisme sombre.    Parfois ce repli sur moi me fait négliger mes tâches ménagères habituelles et j’en arrive même oublier de lui préparer le repas quand il rentre du travail.  Jamais Danny n’a émis de remarque désobligeante à ce sujet.  Au cours des semaines qui suivent la disparition de Sofian, mon mari et moi, passons des soirées entières sans échanger un mot.  Pendant qu’il est devant la télé, je suis devant mon chevalet et je peins comme un automate.  Un jour, dans un moment de désespoir plus noir que les autres,  je m’acharne sur une de ces toiles dont je fais de la charpie.  Colère, rage, frustration, chagrin, détresse se bousculent en moi et m’empêchent de vivre normalement.

Côté sentimental, je ne supporte plus les marques d’affection, les gestes de tendresse et les baisers de Danny que je repousse régulièrement.  Lorsqu’il manifeste son désir de faire l’amour, j’en éprouve presque du dégoût. Comment peut-il encore vouloir faire l’amour après ce que mon corps a subi?  Danny n’exprime jamais sa déception lorsque je me refuse à lui.  Il aurait plutôt tendance à croire qu’il est le seul responsable de mes refus.  

  • Mais enfin, parle. Dis-moi ce qui ne va pas, mon amour, demande-t-il patiemment et tendrement.
  • Rien, il n’y a rien, rien, laisse-moi tranquille.
  • Je vois bien que tu ne vas pas bien, insiste-t-il

Je le rabroue alors avec violence et j’en deviens même méchante :

  • Mais non, tout va bien, je ne sais pas si tu sais, mais j’ai juste perdu mon bébé, mais ce n’est rien, tout va bien.

Dans ma colère, j’en oublie que lui aussi a perdu son bébé.  Mais mes provocations ne font aucune vague. Et je lui en veux de ce que je prends pour de l’indifférence de sa part.  Pourquoi ne réagit-il pas ?

Un jour, je chante, comme je le fais souvent pour évacuer mon trop-plein d’émotions. Généralement, j’attends que Danny soit parti au travail pour me laisser aller.  Mais ce jour-là, mon mari est à la maison lorsque j’entonne une chanson de Celine Dion « Les petits pieds de Lea » :

 Pourquoi les petits pieds de Léa
Ne feront jamais leurs tout premiers pas
Pourquoi ses petits pieds ne grandiront pas

Petit frisson dans l'univers
Comme si la vie changeait d'idée
En un coup de vent de poussières
Le bonheur s'est envolé

Couché aux creux de mes mains
Un petit être si léger
Mais tellement, tellement pesant
Dans mon cœur de maman

Aucune trace de petits doigts
Ni de bisous soufflés
Par la fenêtre pour ton papa
Quand il partira travailler

Au moment où je chante ce couplet, je vois Danny, qui me tournait le dos, se lever, quitter la cuisine où nous nous trouvons et aller dans la pièce voisine.  Lorsqu’il revient, ses yeux sont rougis par des larmes qui perlent encore au bord de ses paupières.  Il se détourne discrètement pour les essuyer de la main.   Mais il ne dit rien.  Il reprend son activité comme si de rien n’était. Et cela m’agace…

Au cours de ces mois d’épreuve, ton père a été parfait, supportant et encaissant toutes mes sautes d’humeur et mes reproches injustes. Avec patience, il subit mes angoisses et ma colère lorsque je crains de ne pas arriver à temps pour trouver le cimetière encore ouvert quand nous nous y rendons après qu’il soit rentré du travail.  Mon mari quitte son boulot à 16h30 et comme les grilles du cimetière ferment à 18h, je le bouscule sans ménagement dès qu’il franchit le seuil de la maison. Je lui laisse à peine le temps de se changer pour nous rendre au plus vite à Namur, une bonne demi-heure de trajet.  Au cimetière, j’insulte le préposé chargé de fermer  les grilles alors que j’ai passé si peu de temps sur ta tombe.  J’enrage contre la loi qui ne m’a pas donné le droit de choisir le lieu de ta sépulture.  Et lorsque Danny essaie de me calmer et de me faire entendre raison, je le rabroue avec violence. 

  • Tu crois que c’est gai de devoir toujours dépendre de toi lorsque je veux venir voir Sofian ? J’en ai marre de ne jamais avoir assez de temps pour me recueillir sur sa tombe.  Et toi tu défends ces connards qui ne m’ont pas permis d’enterrer Sofian où on l’aurait voulu.

Comme d’ordinaire, mes provocations tombent à plat.  Danny, pour éviter le conflit, prend l’habitude de me laisser seule devant la sépulture, et part faire un tour dans les allées du cimetière. Parfois il reste à m’attendre dans la voiture.   Il respecte mon désir de me recueillir seule sur la tombe de ce fils qu’il pleure pourtant lui aussi.

Nous ne parlons pas de Sofian ensemble. Chacun de nous reste muré dans un univers de chagrin qu’il cherche à dissimuler à l’autre.  J’attends que Danny se rende à son travail pour laisser libre cours à mes sanglots.  Et lui se montre de son côté toujours tellement fort, tellement calme face à mes sautes d’humeur et mon agressivité que j’en conclus qu’il ne ressent rien.  Je lui en veux tellement de sa supposée indifférence qu’un jour j’explose.

  • Pourquoi tu ne me parles jamais de Sofian ? On dirait que tu es déjà passé à autre chose ou que tu t’en moques, lui dis-je avec violence.   On dirait que ça ne te fait rien.

Ces propos le poussent enfin à réagir. Il ouvre les vannes de sa tristesse, sa colère, sa déception.   Comme un bref orage qui rafraîchit enfin une atmosphère tellement lourde qu’elle en est devenue oppressante.

  • Ah, tu crois que ça ne me fait rien ? Mais bon sang, moi aussi j’ai perdu un fils ! me rétorque-t-il un jour. Si j’essaie de rester fort, c’est pour toi !  Tu crois que je ne devine pas que tu es malheureuse ? C’est pour ça que je ne veux pas  te peiner encore plus en te montrant mon chagrin. Je me tais pour ne pas te faire souffrir davantage. 

Parce qu’il est un homme, Danny considère qu’il n’a pas le droit de me montrer ses larmes. Il veut me protéger. Il joue les durs. Après son éclat, il me prend dans ses bras tendrement  :

  • N’aie pas peur de me parler, me dit-il, moi je ne sais pas comment aborder le sujet avec toi, tellement j’ai peur de te blesser. Mais je suis là pour te protéger, alors je t’en prie, n’aie pas peur, toi, de m’en parler.  

J’ai de la chance d’avoir un homme aussi bon, aussi patient que Danny à mes côtés.   De nombreux couples ne résistent pas à ce qui nous est arrivé et finissent par se séparer.  Moi je peux compter sur lui, et je m’en veux de ne pas avoir compris et partagé mon chagrin avec lui au lieu de m’emmurer vivante dans ma souffrance.  

La tempête que nous avons traversée nous a violemment secoués, mais nous sommes toujours debout.  Nous apprendrons à accepter notre impuissance, à lâcher prise, à partager notre colère, notre frustration, notre souffrance.

 

 

 

VIII

Le vide qui t’a remplacé dans mon ventre s’étend autour de moi. Ta mort est comme un trou noir qui aspire notre vie.  Au cours des semaines et des mois qui suivent, tout devient sombre.  Rien ne semble pouvoir me consoler de ta disparition. Je ne supporte plus les réflexions malheureuses ou maladroites de ceux qui croient ainsi me consoler ou m’aider à remonter la pente.   M’insupportent aussi même ceux et celles qui me plaignent pourtant sincèrement.

« Pauvre Vanessa, c’est injuste. Tu attendais cela depuis si longtemps ! Ça doit être dur de voir les autres femmes enceintes ? »

Oui, je l’avoue. Il m’est particulièrement pénible de voir autant de femmes enceintes dans mon entourage, en particulier des amies proches, une cousine, ma sœur elle-même enceinte de son cinquième enfant.   Nous étions cinq à nous être annoncé un bébé pour l’automne.  C’était gai de partager nos expériences de grossesse, fussent-elles aussi désagréables que les nausées, d’admirer les clichés de nos échographies, de discuter de nos goûts en matière de prénoms, de parler layette.

  • À Noël, nous aurons chacune un petit lutin sous le sapin, nous disions-nous.

Cette image nous faisait rire.

Mon petit lutin à moi est parti chez les anges. Il ne fêtera pas Noël avec Danny et moi.   Pour moi tout s’est interrompu.  Les autres ont poursuivi leur grossesse. Je n’ai plus d’échographie ni de ventre qui s’arrondit à montrer et plus tard quand elles compareront les courbes de poids et de taille et les progrès de leur bébé ou se partageront les conseils de leur pédiatre pour les problèmes de leurs nourrissons, je ne serai pas de la partie comme c’était prévu.  Game over !

 Les voir heureuses avec leur ventre épanoui qui leur monte jusqu’aux yeux est donc un spectacle pénible.  

 Pourtant, je ne leur reproche pas leur bonheur et je leur souhaite un petit bébé en pleine santé. Mais ça n’en est pas moins douloureux de me dire que j’ai été privée de cette joie. Je cesse d’accuser, je cesse de maudire, mais laissez-moi pleurer, écrivait Victor Hugo après la mort de sa fille.  Mais je serre les dents et refoule mes larmes parce qu’elles sont incomprises.

Je suis choquée par l’appel d’une de mes cousines à qui,  au début de sa grossesse,  j’avais promis de réaliser un body –painting et un shooting  photo de son ventre rebondi.  J’étais moi-même encore enceinte au moment où elle me l’avait demandé.  « Dis, je suis déjà de huit mois, j’espère que tu n’as pas oublié. J’aimerais bien que tu me fasses cela avant que j’accouche.  »me dit-elle au téléphone.  Elle sait bien pourtant que j’ai perdu mon bébé.  Est-il impossible pour elle d’arriver à imaginer que sa demande me blesse ?  J’ai envie de lui reprocher son manque d’empathie et son indifférence pour ma souffrance.   Mais ai-je le droit de lui gâcher sa joie en la culpabilisant et en lui faisant subir ma colère ?  Je décide de lui signifier simplement mon refus : « Désolée, ma puce, je n’ai vraiment pas le cœur pour le moment de photographier des femmes enceintes ».  

L’automne arrive.   Je me promène dans  la forêt parée des ors de septembre en imaginant à quoi aurait ressemblé le faire-part de ta naissance.   Avec les premières feuilles  tombent en effet les avis de naissance de mes amies et parentes.   Je  me contente d’envoyer un message de félicitations. Je n’ai pas le courage de leur rendre visite.  J’espère qu’elles comprendront mon absence. Moi aussi j’aurais dû en cette période me trouver dans une chambre de la maternité, penchée sur le petit berceau en train de chercher à qui mon petit bonhomme ressemble.  Et je ne veux pas voir sur le visage de mes amies fraîchement accouchées le sourire et le regard fiers qui auraient dû aussi être les miens. Le chagrin encore trop vif, le sentiment d’injustice et puis oui, je le reconnais une certaine jalousie (que je me reproche, mais pourtant compréhensible) m’empêchent d’aller me joindre aux  parents et amis qui se bousculent au chevet de la  parturiente entourée de fleurs et de cadeaux, trônant comme une reine sur le lit médicalisé, son bébé dans les bras. Je n’ai fait exception que pour ma sœur et elle m’a su gré de cet effort de ma part envers elle.  Ma sœur  et moi avons chaussé les mêmes mocassins.

Je lui avais laissé le soin d’expliquer la mort de Sofian à ma nièce.  Je ne lui ai  pas demandé comment elle avait présenté la chose à sa fille et ne me suis pas inquiétée de connaître la réaction de la petite Naëlle.  Je ne le découvrirai que plusieurs semaines plus tard.   Un jour où ma schtroumpfette est chez moi,  je ne sais ce qui nous pousse à parler de ce qu’elle ferait quand elle serait grande.

  • En tout cas, je ne veux pas me marier, me dit-elle.
  • Pourquoi ?
  • Parce que je ne veux pas avoir d’enfants, répond-elle. Je ne veux pas avoir un bébé mort dans mon ventre.

En entendant sa réaction, je prends conscience de la terrible blessure infligée à cette petite fille par les morts in utero de son frère et de son cousin à deux ans d’intervalle.  Difficile de savoir quelle est la meilleure attitude à avoir avec un enfant.  Ils ont partagé avec nous le bonheur de l’arrivée future de ce nouvel enfant,  il me semble donc logique de leur parler de ce qui est arrivé au futur bébé.  Les non-dits ouvrent la porte de leur imagination sur des fantasmes parfois pires que la réalité. Mais comment trouver les mots justes ? Faut-il minimiser ? Dire que ce n’est pas grave ? Que l’on en fera un autre comme tout le monde le dit autour de nous ? 

  • Pourquoi tu ne m’as pas montré Sofian, pourquoi tu ne me montres pas des photos de lui ? m’interroge-t-elle un jour.

Au ton employé, je comprends qu’elle m’en veut.  Je suis embarrassée.

  • Mais… parce que … tu sais, il était tout petit, avec la peau toute rouge, pas très beau à voir et je n’ai pas voulu que tu sois effrayée, lui dis-je en cherchant mes mots.
  • Maman m’a montré les photos de Tiago et je n’ai pas eu peur, insiste-t-elle. Il était mignon mon petit frère.

Au fond, n’a-t-elle pas raison d’avoir cette exigence ?   Je me laisse convaincre et lui montre les photos. Elle regarde attentivement.

  • Et bien voilà, Sofian il ressemble à mon petit frère. Tu aurais pu me le laisser voir et lui faire un bisou.

Et satisfaite, elle se replonge dans son jeu.  Peut-être ai-je eu tort d’appréhender sa réaction ?  Mais je ne peux manquer de m’interroger quant à son comportement si au lieu d’un petit garçon,  j’avais perdu une petite fille ? Elle ne voulait pas que j’aie une fille, elle avait peur de ne plus être la première petite fille dans mon cœur. N’aurait-elle pas pensé naïvement  en être responsable ?  Certes je fantasme. Mais les enfants sont des puits dont on ne  distingue pas le fond.

N’aurais-je dû parler moi-même à Naëlle comme je l’ai fait avec son frère Noah ?   Je me souviens de cette conversation sur Skype avec mon neveu pour lui annoncer que contrairement à ce qui était prévu, je ne pourrais aller lui rendre visite en France.

  • Pourquoi ? me demande-t-il
  • Parce que je n’ai plus mon bébé. Il est parti au ciel comme mamie et Tiago.
  • Tu es triste alors ? Tu n’auras pas de bébé à toi ?

Sur l’écran, je vois que lui aussi affiche un visage plein de tristesse.

  • Mais tu sais, tu m’as moi ! s’exclame-t-il. Je ne suis pas ton vrai petit garçon, mais je serai toujours ton petit garçon. Tu dis toujours que tu m’aimes comme si j’étais ton fils même si je suis celui de maman et pas le tien.

Son discours un peu confus me fait sourire malgré moi.  Oui, en effet, je les aime comme s’ils étaient les miens.  Mais  Noah a raison de me rappeler qu’il n’est pas mon fils.  

 

 

 

IX

Pendant plusieurs mois, je ne sors quasiment pas de chez moi, à part pour aller au cimetière. J’essaie autant que possible d’éviter de rencontrer les gens. Une attitude qui ne me ressemble pourtant pas,  je suis naturellement sociable, et même drôle et gaie en société. J’ai toujours aimé m’amuser et rencontrer des amis et ces derniers apprécient la compagnie du boute-en-train que je suis.

Un jour, enfin, j’accepte de sortir de ma tanière.  Mon meilleur ami, peintre, m’a invitée à une exposition où vont se rassembler de nombreux artistes de mes relations.  

  • Allez viens, ça te fera du bien de revoir notre famille d’artistes. On saura te changer les idées.

Me changer les idées ? Je ne crois pas que ce soit possible de changer l’idée que tu es mort, que je ne te verrai pas grandir. Me distraire en retrouvant des gens que j’apprécie et qui ont la même passion que moi,  pourquoi pas ? N’est-il pas temps d’affronter à nouveau la société ?  Je redoute toutefois de voir amener  sur le tapis le sujet dont j’évite de parler tant cela est douloureux de l’évoquer.  Je crains d’entendre ces mots qui, loin de me consoler, me blessent. 

  • Comment vas-tu ? me demande-t-on gentiment de toute part.
  • On fait aller, dis-je avec un sourire que mes yeux démentent.

Et comme je le craignais, chacun y va du refrain habituel : « Un jour, tu en auras un, ne t’en fais pas » « Mais oui, ça va aller, tu verras ».  Paroles vides de sens en dépit de la bonne volonté dont je ne doute pas qui les sous-tend.

Soudain, Sam, mon meilleur ami que je considère même comme mon frère, me donne maladroitement le coup de grâce :

  • Il vaut mieux pour toi l’avoir perdu à ce moment-là que plus tard. Imagine s’il était né et qu’il était mort un mois ou deux après sa naissance. Au moins, tu n’as pas eu le temps d’avoir de vrais souvenirs. Et de toute façon à quatre mois et demi de grossesse, ce n’est même pas vraiment un bébé.

Abasourdie, je le regarde, je n’en reviens pas qu’il ne comprenne pas du tout ce que je ressens.  Croit-il qu’il me console de la sorte ?  Moi qui le prenais pour un frère, je me sens trahie. Et ce sentiment de trahison me pousse à réagir. Je sors de mon silence. Je prends calmement mon GSM et je lui montre les photos de Sofian que je conserve comme un trésor.

  • Ce n’est pas vraiment un bébé ? lui dis-je en lui montrant ces images.

Ma parole se libère enfin, je lui raconte mon accouchement, les heures qui ont suivi et nos derniers adieux à ce petit garçon, tant attendu, tant aimé avant même de l’avoir vu et trop tôt disparu.

  • Putain ! s’exclame alors Sam sous le choc.

Il a compris.  Il regarde les photos :

  • M… ! On voit ses petits doigts ! C’est violent ! Je comprends maintenant, s’exclame-t-il alors et puis me regardant, il ajoute : Excuse-moi, soeurette, je ne pensais pas qu’il ressemblait à cela. Tu as raison, tu as perdu un bébé.

Les photos ont alors circulé au sein de mon groupe d’amis, bouleversés de voir Sofian.  Libérée par les propos maladroits de Sam, j’ai décidé de ne plus me taire, de parler de Sofian à mes proches.   Et cela m’a aidée à faire progressivement mon deuil que de pouvoir enfin parler de lui et voir notre douleur reconnue.

Laisse-moi passer, dit le temps, si tu veux avancer.

Le temps passant, j’ai compris que pour avancer,  l’important c’est d’oser parler non seulement de notre souffrance, mais aussi du bébé. 

Pour la société,  les enfants mort-nés en dessous de 22 semaines de grossesse ne sont pas reconnus comme des enfants.  Tout se passe comme si rien n’était arrivé : le fœtus incinéré avec les déchets organiques,  la naissance n’est mentionnée que sur le dossier médical de la mère,  aucun nom n’est attribué, il ne figurera sur aucun registre et pas d’inhumation. Rien, Nada, Niente, Nothing…  Un enfant ? Quel enfant ?  Vous avez vu un enfant ? Circulez donc, il n’y a rien à voir ! Cachez ce fœtus que l’on ne veut plus voir.

Finalement l’attitude de l’entourage qui se tait, banalise ou minimise et n’admet pas la souffrance des paranges n’est- elle pas la conséquence directe de la négation par la loi de l’existence de cet enfant ?  Tout semble organisé pour qu’il tombe dans les oubliettes de la mémoire.

Faire notre deuil n’est devenu possible qu’à partir du moment où on a osé montrer ce que l’on avait perdu pour bien faire comprendre que c’était loin de n’être rien.

 

 

X

Laisse-moi passer, dit le temps, si tu veux avancer.

Nous recommençons à regarder vers l’avenir. Et nous décidons de ne pas rester sur un échec. Certes, Sofian vivra toujours dans notre cœur et il restera toujours notre premier enfant, irremplaçable.  Mais nous envisageons d’en avoir un autre. Oui, un autre, pas un enfant de remplacement. Peut-être cette idée m’est-elle devenue acceptable en voyant ma sœur tenir son dernier nouveau-né dans ses bras deux ans après avoir perdu un petit garçon dans les mêmes circonstances que moi. 

De la première FIV, restent quatre embryons congelés. Nous acceptons la proposition du gynécologue d’en réimplanter deux.  Ce premier TEC (transfert d’embryon congelé) est un échec. Une deuxième tentative avec les deux derniers embryons disponibles échoue également.

En novembre, j’accepte de me soumettre à un nouveau traitement pour une nouvelle FIV. On est reparti pour les courses aux injections, prises de sang, échographies, prélèvements d’ovocytes, les prélèvements de sperme.  Sept ovules seront fécondés. Mais le jour prévu pour l’implantation, le médecin nous dit que seuls trois embryons sont viables. Et il nous propose de les implanter tous les trois en même temps.

Trois ?!? Est-ce bien raisonnable ? Je suis partagée entre la joie et la panique !  Des triplés ? Nous devrons envisager de déménager, notre maison est tellement petite. Mais je m’imagine à Noël prochain avec mes trois petits lutins et je me dis que ce serait un tel bonheur, une belle revanche sur l’adversité.   Après tout, à chaque jour suffit sa peine.  Il sera temps de nous organiser pour les questions pratiques lorsqu’ils seront là tous les trois.  Va pour trois embryons simultanés. Toutefois, la première échographie après implantation ne nous montre qu’un seul sac embryonnaire de développé.  Je ressens une déception vite apaisée : nous n’aurons pas de triplés, mais l’important n’est-il pas que je sois à nouveau enceinte ?

Je suis enceinte et je suis confiante.  La première échographie nous montre à nouveau ce petit grain de riz accroché à son sac embryonnaire.   Tout se passe très bien : je me sens bien dans ma peau. Aucun des symptômes ressentis au cours de ma première grossesse ne vient m’importuner. Je ne ressens aucune nausée ni aucun de ces vertiges que j’avais mal supportés lorsque j’attendais Sofian.  J’interprète cela comme le signe que cette fois tout ira bien, que tout ira mieux.

Si physiquement je me sens bien, dans mon esprit règne la confusion. Difficile de ne pas souhaiter un garçon, « Ce serait comme si Sofian m’était rendu » ne puis-je m’empêcher de penser. Je caresse mon ventre en disant : « Te voilà de retour ». Mais aussitôt je me culpabilise de vouloir le remplacer et du coup me voilà à souhaiter une fille, cela m’évitera de « voler » l’identité de mon futur petit garçon.   Le temps passant, je finis par me faire à l’idée que c’est bien un autre enfant que je vais avoir.  

Sixième semaine. Nouvelle échographie.  À l’intérieur du sac embryonnaire, le petit grain de riz n’a pas grandi et aucune pulsation cardiaque ne l’anime. 

  • Ne vous inquiétez pas, dit la gynécologue, c’est peut-être encore un peu tôt.

Une semaine plus tard, la situation est inchangée. Cette fois le discours de la gynécologue change, elle nous annonce qu’un tel retard de développement est préjudiciable au futur fœtus s’il survit.  Huitième semaine, non seulement l’embryon a toujours la même taille, mais le taux d’HCG a dégringolé au lieu de continuer à augmenter.  

  • Vous êtes en train de faire une fausse couche, annonce alors la gynécologue. Si vous n’éliminez pas l’embryon spontanément, un curetage sera nécessaire.

Le rendez-vous prévu pour contrôler l’évolution n’aura pas lieu.  L’élimination sera spontanée.  Une larve blanchâtre entourant un caillot sanguin de la taille d’un gros raisin. Rien de comparable au bébé miniature que j’avais tenu dans les bras neuf mois plus tôt.  Nulle tristesse à ce moment-là, juste un immense sentiment de frustration.   Mais quelque temps plus tard, la nostalgie m’envahit. Mon corps aura donc hébergé deux enfants : Sofian, et puis une étoile éphémère que dans mon cœur j’appelle Louan, juste pour moi.  

Peut-être est-ce Sofian et ma mère qui m’ont envoyé la force de supporter cette nouvelle fausse couche, de ne pas être submergée une nouvelle fois par le chagrin ? Pourquoi moi et pourquoi deux fois ?  

J’ai porté deux enfants, deux cadeaux de la vie, aussitôt offerts aussitôt repris, comme pour mieux m’en faire comprendre la valeur.  Parce que chaque enfant est un don et pas un dû.  Qui peut mieux le comprendre que nous, les parents désenfantés ?  

 

 

 

XI

Neuf mois après le décès prématuré de mon bébé, je me suis enfin sentie libérée au point de me dire que je devais faire connaître mon histoire. Cela pourrait permettre de mieux comprendre ce qui se passe dans la tête des parents qui ont vécu cette tragédie. Et  j’espère pouvoir  aider de la sorte  toutes celles qui ont vécu la même expérience à sortir de cette « omerta », de cette loi du silence.   

Une fausse couche est un vrai deuil, n’en déplaise au jugement social courant qui estime que l’on n’a rien à regretter puisqu’on n’aurait rien perdu. 

Et surtout, une fois sortie du mur de silence dans lequel je m’étais terrée, j’ai pris conscience que je n’étais pas la seule. Nous sommes nombreux à avoir vécu ce double drame : la perte d’un enfant désiré et l’indifférence de l’entourage face à notre souffrance.  

Après le départ de ma petite étoile, est venu le temps d’accueillir ce qui est donné, plutôt que de pleurer ce qu’on a perdu, de recommencer à m’émerveiller, et peut-être même de remercier pour ce que j’ai eu.  Mais aussi de m’ouvrir aux autres.

En surfant sur Internet, j’ai trouvé des forums de parents qui avaient été comme Danny et moi confrontés à la perte de leur enfant avant même leur naissance.  Je me suis reconnue en lisant leurs témoignages, leurs commentaires.   J’ai parcouru à nouveau avec toutes ces mères (car le plus souvent c’étaient les mères qui s’exprimaient)  le chemin par où j’étais passée aussi.  Toutes ces mères, ces mamanges, se sont réfugiées sur un espace virtuel faute de trouver des gens qui acceptent de les écouter et de les comprendre.

Après une période de passivité, un jour j’ai commencé à intervenir, à répondre à leurs commentaires, à partager mon expérience et même à les conseiller alors que je n’arrive pas toujours à suivre les conseils que je donne !

En lisant le récit des expériences vécues par mes sœurs de galère, j’ai pu mesurer combien j’ai eu de la chance dans mon malheur d’avoir rencontré une équipe médicale compréhensive, à l’écoute et qui m’a traitée avec considération et respect, d’avoir pu offrir à Sofian une sépulture décente sur laquelle il m’est possible d’aller me recueillir, d’avoir un époux qui a été parfait à mon égard.

De notre expérience douloureuse est née l’idée d’un projet pour aider tous ces paranges présents et futurs à réaliser leur deuil, mais aussi pour faire tomber les écailles des yeux des autres face à ce qui est un vrai deuil incompris.

 

 

 

XII

À Sofian (mais aussi à Louan, ma petite étoile)

Que dire de plus sinon que je t’aime ? Tu sais tout de moi, car nous avons vécu cœur à coeur dans un seul corps et tu vivras pour toujours en moi.

Désormais, je sais que tu es là quelque part autour de moi, comme une étoile qui guide chacun de mes pas.

Tu es venu, tu es reparti et désormais ma force c’est toi qui me l’envoies. 

Tu es venu, tu es parti et maintenant je crois savoir pourquoi.

Un jour, on se retrouvera.

Parce que l’amour ne meurt pas !

(Falisolle, 10 mai 2019)

D’après le témoignage de Vanessa 

 

 

 

Ce récit est dédié

À Margot abandonnée par son fiancé à la suite de la perte de son enfant et à qui en guise de consolation la nouvelle compagne de son fiancé a montré les photos de l’enfant qu’elle avait su avoir.

À Latifa qui aurait voulu récupérer les cendres de sa fille et qui a appris par un de ses amis travaillant dans un crematorium que les incinérations fœtales étaient communes.

À Laura qui après avoir attendu plusieurs semaines que lui soit rendu le corps de son fils après autopsie s’est entendu répondre qu’il était déjà incinéré depuis longtemps.

À Beverly dont la petite Anna est inhumée dans le même caveau que mon petit Sofian et dont la demande d’exhumer le cercueil pour qu’elle puisse enterrer sa fille plus près de chez elle a été refusée. Désormais quand je vais sur le caveau de nos anges, je dépose une rose pour Anna. 

À tous ceux et celles qui ont entendu battre le cœur d’un ange qu’ils ne verront pas grandir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


07/05/2024
1 Poster un commentaire

Derniers livres lus

 

Mes quatre dernières lectures :

 

L'allègement des vernis de Paul Saint Bris : doit-on laisser les œuvres d'art vieillir, se patiner ou faut-il leur garder 'leurs couleurs originelles et donc les restaurer ? Et quand il s'agit de La Joconde, a-t-on le droit de toucher un monstre sacré au nom d'intérêts financiers ou politiques ? Un roman qui aborde toutes ces questions, tout en parlant des techniques de restauration et du rôle des restaurateurs, techniciens ou artistes à part entière ?  Et la fin est décoiffante et inattendue (Ed Philippe Rey)

 

La rivale d'EE Schmitt : une ancienne cantatrice inconnue prétend qu'elle doit son manque de succès aux manigances de la Callas, un monstre sacré que l'auteur prend plaisir à égratigner à travers les propos d'une vieille dame aigrie. L'occasion aussi de débattre de ce qu'est l'opéra : occasion pour les chanteurs d'exhiber leurs compétences vocales ou interprétation des émotions des personnages de l'histoire. La fin du roman n'est pas dénuée d'ironie cynique (Editions Albin Michel)

 

Misericordia de Lidia Jorge : le journal d'une fin de vie en maison de repos. Une vieille dame enregistré les événements et son ressenti. C'est à la fois émouvant, drôle, ironique et poignant. La vie et la mort au quotidien, les rapports mère-fille, les relations avec le personnel, les intrigues amoureuses entre résidents. Un livre plein de vie à l'ombre de la mort,  personnage central de ce roman avec lequel la protagoniste dialogue. (Editions Metailli")

 

 

Le passager d'Amercoeur d'Armel Job : une intrigue policière et psychologique comme sait les concocter cet auteur liégeois qui n'a rien à envier à Simenon.  L'épouse de Maurice Modave est retrouvée morte au pied d'une falaise : accident, suicide ou meurtre ?  Secrets, mystères, relations toxiques et rumeurs, tout est réuni pour un roman qui nous emmène à travers les méandres de l'âme humaine (Editions Robert Laffont)

 

 


27/03/2024
0 Poster un commentaire

La trahison

Voilà de nombreuses années que leur couple fonctionnait très bien.

 Entre eux c’était à la vie, à la mort. La vie le plus longtemps possible, la mort le plus tard possible, évidemment. Ils n'y pensaient pas, ou très peu, juste comme cela en passant, quand la faux s’abattait  chez les autres.

 Ils étaient unis pour le meilleur et pour le pire. Et jusqu’à présent le meilleur leur avait été généreusement offert. 

Ils avaient partagé de merveilleux moments de plaisir et des émotions intenses au  cours des nombreuses activités qu’ils avaient vécues.  Même si elle avait parfois envié celui des autres, jugeant le sien moins parfait, moins beau,  pas aussi performant qu’elle l’aurait souhaité, elle se satisfaisait de ce qu’il lui offrait.  D’autres étaient tellement moins bien lotis qu’eux-mêmes, elle s’en serait voulue de lui faire des reproches.  Certes, il y avait eu quelques accrochages mais toujours sans gravité, des incidents de parcours inévitables et dont ils récupéraient très bien.  Au fil du temps, elle avait appris à connaître ses limites et si parfois elle aurait voulu aller largement au-delà, elle ne lui en demandait jamais plus que ce qu’elle savait qu’il pouvait lui donner. C’est un principe de bonne entente et de complicité. D’ailleurs parfois, il en faisait plus que ce qu’elle espérait.  Comme une récompense des attentions qu’elle avait pour lui.

   Elle veillait à son bien-être physique et mental et social : elle veillait à  une alimentation saine, des activités variées et agréables.  Avec le temps, elle avait appris qu’il ne supportait pas les soirées tardives et trop arrosées,  les repas trop lourds. Il appréciait le calme, les veillées au coin du feu, les promenades pour admirer le coucher du soleil, quelques grasses matinées, les petits déjeuners sur la terrasse à écouter les oiseaux chanter, les longues balades en forêt, les promenades à vélo, la musique.

 Et plus le temps passait, plus elle l’appréciait, plus elle se sentait bien. Curieusement, les années  ne semblaient pas avoir de prise sur eux.  Elle croyait bien le connaître.

Comment aurait-elle pu prévoir qu’un jour, sans prévenir, sans que rien ne lui permette même de le soupçonner, comment aurait-elle pu imaginer qu’un jour, il allait la trahir ?

Le coup subi fut vraiment dur à supporter même s’il ne leur fut pas fatal.  C’était trop injuste, après toutes les attentions et les soins qu’elle avait pour lui.   L’angoisse s’installa et prit la place de la belle confiance peut-être aveugle qu’elle lui avait vouée jusque là.  Quelles garanties pouvait-elle avoir qu’il ne porterait pas à nouveau un coup de canif dans leur contrat ?

 Elle devait désormais apprendre à vivre avec  les doutes et les soupçons face à son corps qui l'avait trahie en la trompant avec une grave maladie.  Un homme qui vous trompe, vous pouvez toujours rompre mais vous êtes condamné à vivre avec votre corps même quand il se rend coupable de haute trahison !

 

 

 

 


12/04/2023
3 Poster un commentaire

Le cadeau du ciel

 

 

À peine Claire a-t-elle fait quelques pas sur le trottoir qu’elle ressent  une présence derrière elle.  Cette situation dure déjà depuis plusieurs jours.  La toute première fois, elle doit bien avouer qu’elle a eu peur.  Au risque de tomber, elle avait pressé le pas à défaut de pouvoir courir.  Avec l’arthrose qui lui bloque les genoux, elle ne saurait plus courir. Mais en s’apercevant qu’elle était suivie, l’inquiétude lui avait donné assez de force pour accélérer son allure.

- Vous êtes bien essoufflée, lui dit son amie Hélène lorsqu’elle l’avait rejointe à l’église.

- Oui, j’avais peur d’être en retard. Et puis, j’ai eu l’impression qu’on me suivait.

- Pourquoi ne voulez-vous pas que j’aille vous chercher en voiture ? Je vous l’ai déjà proposé plusieurs fois.

- Je ne veux pas vous déranger. J’habite à peine à un quart d’heure de l’église et le médecin m’a recommandé de marcher pour entretenir mes articulations. 

Hélène hausse les épaules, elle sait que Claire est obstinée et ne changera pas d’avis. Il faut dire que Claire se méfie un peu de monter en voiture avec Hélène au volant. Son amie conduit de manière dangereuse.  Amie est d’ailleurs un grand mot, les deux femmes peinent à s’entendre et même s’agacent l’une l’autre. 

-  Voyons ce que le curé nous a apporté aujourd’hui, dit Claire pour détourner la conversation. 

Depuis quelques mois, Claire et Hélène sont toutes les deux chargées de la décoration florale de l’église, une activité qui plaît à Claire qui a toujours aimé les fleurs et adoré  composer des bouquets pour orner sa maison.  Hélas, depuis le décès de son mari, l’achat de fleurs est rentré dans la case « superflu » de son budget. La maigre pension qui lui est allouée par l’état ne lui permet plus de s’offrir ces bijoux de la nature. À regret, Claire a dû déménager dans un appartement sans balcon et sans jardin.  C’est donc un vrai bonheur pour elle de pouvoir manipuler les fleurs, d’admirer leurs couleurs, de s’enivrer de leur parfum. Et si elle va régulièrement à la messe, c’est pour le plaisir d’admirer le résultat de son travail.  Un jour, elle avait regretté à voix haute en terminant son montage floral que les fleurs soient périssables comme le chantait Brel. Le curé l’avait entendue. Depuis lors, il photographiait ses compositions et, sous prétexte de lui éviter de se répéter dans ses créations, lui offrait une photo souvenir de chacune de ses œuvres. Images que Claire  conserve dans un album qu’elle aime feuilleter le soir comme elle le ferait d’un recueil de poésies. Et d'ailleurs, les fleurs ne sont-elles pas de la poésie pure  ? Cet album est devenu son livre de chevet qui la détend et l’aide à passer des nuits paisibles. Elle a essayé de reproduire ces bouquets à l’aquarelle. Mais le résultat n’étant pas à la hauteur de ses espérances, elle en a déduit qu’elle  était moins douée en peinture qu’en art floral. Elle y a donc renoncé, non sans une pointe de regret. 

Claire se demande comment le curé a pu confier à  Hélène le soin de la décoration florale de l’église. Non seulement Hélène n’y connaît rien en fleurs qu’elle a tendance à confondre, mais elle n’a aucun talent pour assembler les couleurs.  Alors, elles ont choisi un modus vivendi qui leur permet de travailler en équipe. Claire décide de la composition et Hélène est l’exécutante qui coupe et effeuille les branches et pique les fleurs dans le support de mousse. 

Claire trouve qu’Hélène est un peu trop grenouille de bénitier et prend pour parole d’Évangile tout ce que raconte le curé au cours de ses sermons.  D’ailleurs, ces deux paroissiennes évitent soigneusement de parler religion entre elles. Chaque fois qu’elles l’ont fait, ça a évolué en dispute. Et quand elles sont fâchées l’une avec l’autre, leurs bouquets sont moins beaux et tiennent moins longtemps. 

Quand elles sortent de l’église, Hélène réitère son invitation de covoiturage, et Claire répète son refus. Elle tient à sa petite promenade solitaire.  Sur le chemin, toutefois, elle se retourne plusieurs fois pour voir si on la suit.  Elle ne voit rien. Curieusement, elle est déçue.

 

Je crois que je lui ai fait peur tout à l’heure.  J’ai préféré ne pas la suivre. J’étais sur la place devant l’église, caché derrière une voiture. Elle ne m’a pas vu. 

La première fois que je l’ai rencontrée, elle se promenait sur le chemin au bord de la rivière. Elle n’était d’ailleurs pas seule ce jour-là.  Au bout d’une laisse, elle tenait un beagle, qui ne devait plus être très jeune, car il se traînait un peu.  Aucun des deux n’a fait attention à moi. J’ai l’habitude, je sais me faire discret depuis que je suis dans la ville.  La vieille dame  était plongée dans ses pensées, fixant la rivière.  Au cours des jours suivants, elle est revenue de manière régulière.  Elle s’arrêtait pour regarder les canards qui s’enfuyaient du rivage et plongeaient dans l’eau à cause du beagle. Ces oiseaux sont bêtes. Le vieux beagle aurait été bien incapable de les suivre, mais elle lui a quand même lancé un bref : « Assis, Beau ». Son chien s’appelle donc Beau. J’aimerais savoir comment elle s’appelle.   Je les ai suivis de loin pour voir où ils habitaient.  Je les ai vus rentrer dans un petit immeuble tout neuf construit dans un lotissement non loin de la rivière.   Pendant quelques semaines, je les ai aperçus tous les jours faire la même promenade.  Et puis soudain, Beau et sa maîtresse ont disparu du paysage.  Je suis allé souvent la guetter du côté de son immeuble. Un jour je l’ai vue sortir, elle n’avait plus son chien. Et elle se rendait à l’église, en haut de la ville. Je l’ai suivie de loin. C’est facile de ne pas la perdre, elle ne marche pas très vite. Je me demande ce qu’est devenu Beau ? Il avait l’air âgé. Peut-être ne sait-il plus marcher ? À moins qu’il ne soit mort ? Ce serait triste pour elle.

Les jours passent, il fait de plus en plus froid  à traîner dans les rues. La nuit, je m'abrite sous les ponts ou sous un porche ou l'autre, avec d'autres compagnons d'infortune qui parfois partagent leur nourriture avec moi.  Mais j'ai aussi été agressé par d'autres. Je n'insiste pas.  Pour manger, je n’hésite pas à fouiller les poubelles. Mais je dois le faire la nuit quand les rues sont désertes, parce que l'on me chasse plus souvent qu'on ne m'offre de l'aide. .  La journée, j’erre à travers  les rues de la ville, en essayant d’être le plus discret possible. Je n’ai pas envie que l’on me ramène dans un centre d’accueil.  Je ne supportais plus les conditions d'existence du centre qui m'hébergeait et j'en ai fugué un soir.  Je m'étais caché dans un camion de livraison pendant que le chauffeur discutait avec un membre du personnel. Le camion a roulé assez longtemps et lorsque la nuit est tombée, j'ai sauté du camion en marche, profitant d'une fente dans la bâche. J'ai dormi sous un buisson et puis j'ai marché assez longtemps avant d'arriver dans la ville.

La vieille dame est à nouveau sortie de chez elle pour se rendre à l’église. Je la suis de loin, d’ailleurs elle ne marche pas très vite et elle passe toujours par le même chemin. Moi je prends des chemins détournés pour aller jusqu'à ce grand bâtiment où personne n'habite et où peu de personnes se rendent.  Lorsque j'arrive devant le porche, la porte est entrouverte et j'en profite pour me glisser discrètement à l'intérieur. Ca me permet d'éviter le froid et surtout de ne pas attiser la faim qui me tenaille l'estomac avec toutes les odeurs de nourriture dont les effluves envahissent l'atmosphère de la place. Un petit village de cabanons en bois a été installé sur la place devant l'église. Un marché de Noël qu'ils appellent ça. Ca sent le saucisson, le boudin grillé, le fromage, la friture et puis aussi la vanille et la cannelle des gaufres chaudes. Il fera bon fouiller les poubelles cette nuit. J'ai été tenté de voler un saucisson, mais ce n'était pas possible avec autant de monde autour de moi.  Avec la pénombre qui règne dans l'église, je me glisse derrière une des étranges armoires dont aujourd'hui d'ailleurs la demi-porte est entrouverte. J'en profite pour m'y introduire discrètement. Les deux femmes sont trop occupées pour faire attention à moi.

 

- Vous avez entendu le bruit, demande Claire à Hélène.

Mais Hélène a encore oublié son appareil auditif, par coquetterie sans doute, car elle a fait un chignon et avec ses cheveux relevés, la prothèse auditive est beaucoup trop visible.  Elle déclare n'avoir rien entendu.  Claire regarde autour d'elle, ne voit rien de spécial, sauf la porte qui sépare le porche de la nef qui est entrouverte. Sans doute quelqu'un a-t-il voulu entrer et puis s'est ravisé. Elle va la refermer, l'église n'est pas chauffée, inutile de la refroidir davantage.

Aujourd'hui le curé leur a livré des branches de sapin, du houx avec des boules d'un rouge flamboyant, du gui dont les fruits nacrés sont beaux comme des perles et puis des poinsettias, dont les feuilles se transforment en étoile écarlate.  C'est la veille de Noël. Les deux femmes ont pour mission de décorer non seulement l'autel, mais aussi la crèche dans laquelle les santons de taille presque réelle sont déjà installés, sauf l'Enfant Jésus qui n'y arrivera qu'à la messe de minuit.  Et cette année, cette messe de réveillon aura bien lieu à minuit pour leur église.  Le curé qui a plusieurs paroisses à desservir ne peut être partout à la fois et il a organisé une tournante entre les différentes églises.

Claire se souvient des messes de minuit de son enfance, quand les églises étaient encore pleines et que les gens arrivaient à l'avance pour trouver une place assise.  Les larmes lui viennent aux yeux en pensant à toutes les fêtes de Noël heureuses qu'elle a vécues.  Maintenant Noël est pour elle synonyme de solitude. Le curé l'a bien invitée au petit réveillon que la paroisse organise après la messe de minuit avec vin ou chocolat chauds, pain d'épice, cougnou et bûches de crème au beurre.  Claire hésite, elle n'a pas envie de se retrouver avec tous les exclus de la ville.  Elle n'a pas trop envie non plus de se retrouver seule dans son petit appartement.  Sa vue se brouille et elle se pique en manipulant ses branches de houx.

De son côté, Hélène se demande ce qui tracasse Claire qui n'est pas dans son assiette. Elle ne lui donne pas les indications de montage du petit ton à la fois autoritaire et hautain dont elle est coutumière. Et la voilà qui vient de se blesser avec le houx, ses doigts saignent. 

- Il y a une boîte à pharmacie dans la sacristie, je vais aller la chercher pour vous faire un pansement, propose-t-elle à Claire en s'attendant à être rabrouée. Mais cette dernière la remercie. Et encouragée par le ton inhabituel de Claire, Hélène se risque à lui demander pourquoi elle a l'air si triste et si désemparée.  Elle redoute une réponse du style : "c'est la période de Noël qui me rend triste, je déteste Noël"

Claire hésite. Elle craint la réaction d'Hélène si elle lui fait part de ce qui l'attriste vraiment. Mais elle a besoin de se confier.

- Vous allez sûrement trouver cela ridicule, mais je pleure la mort de mon chien. Et maintenant vous allez me dire que ce n'est qu'un animal, que je n'ai qu'à en prendre un autre. Mais Beau était un véritable ami. Vous ne pouvez pas deviner comme l'idée me fait mal de savoir qu'il ne sera pas là pour m'accueillir quand je rentrerai ce soir et qu'il ne me réveillera pas demain matin.  En plus, il est le dernier être avec qui je vivais qui avait connu mon mari .

- Mais je vous comprends très bien, déclare Hélène à la grande surprise de Claire, vous n'êtes pas du tout ridicule. J'ai été inconsolable lorsque mon chat est mort.  Des voisins m'ont offert un chaton, mais ça ne remplace pas celui que j'ai perdu.  Je serais à nouveau très déprimée si ce deuxième chat venait à décéder. C'est tellement triste de perdre un être cher à la veille de Noël !

Claire ne s'attendait pas du tout à cette réaction. Encore moins à ce qu'Hélène la prenne dans ses bras. Cette bigote sait donc faire preuve d'humanité ? Elle regrette d'avoir été désagréable. Elle remercie Hélène pour sa compassion.

Les deux femmes poursuivent leur travail de décoration et elles s'embrassent encore une fois sur le parvis de l'église après en avoir fermé la porte.  Hélène propose à nouveau un covoiturage à Claire. Mais cette dernière décline l'offre tout en proposant de faire un tour dans le village de Noël. Hélène accepte et les deux femmes vont se perdre dans la foule.  Lorsque le curé les aperçoit en pleine conversation avec un gobelet fumant dans une main et une gaufre dans l'autre, il écarquille les yeux ! " C'est un miracle de Noël "ne peut-il s'empêcher de penser. Il aimerait bien savoir de quoi ces deux femmes peuvent bien parler avec leurs mines attendries. Mais le curé choisit la discrétion et comme elles n'ont pas l'air de s'apercevoir qu'il les a vues, il s'éloigne au milieu des gens qui flânent  entre les petits chalets au toit ouaté de neige artificielle dans les parfums de friture et les airs traditionnels de Noël joués par une fanfare locale sous le scintillement des  guirlandes d'étoiles et de faux cristaux de neige. Un marché de Noël comme il  s'en fait des centaines de par le pays. Le curé préfère d'ailleurs l'appellation village de Noel à celle de marché.  Il n'aime pas la mascarade commerciale qu'est devenue cette fête de la Nativité. "Mais voyons le positif, cela donne l'occasion aux gens de se rencontrer, et aux petits artisans d'améliorer leur chiffre d'affaires" se dit-il. Le curé continue donc sa petite promenade saluant au passage les membres de sa paroisse avec qui il prend le temps de partager un bol de chocolat chaud tout en mangeant un churro.  En quittant les lieux, il aperçoit de loin Claire et Hélène devisant avec une créatrice de bijoux en verre filé. Mais il hâte le pas, il doit se rendre dans la paroisse voisine pour le premier office de la soirée avant de revenir ici pour la messe de minuit.

Claire et Hélène de leurs côtés se sentent un peu fatiguées et comme il se fait tard, Claire accepte de monter dans la voiture d'Hélène à la condition que celle-ci vienne passer chez elle les heures qui précèdent la messe de minuit. 

 

Je me suis endormi dans l'étrange armoire et je me suis réveillé tout transi de froid. L'église est silencieuse, les deux dames sont parties.  Il est temps que je parte aussi, j'ai faim et soif.  Mais une vilaine surprise m'attend lorsque j'arrive devant la porte : elle est fermée ! Me voilà enfermé à double tour.  Je pourrais crier, mais alors je serais obligé de retourner dans un centre d'accueil et je n'y tiens pas du tout. La seule solution est d'attendre que quelqu'un vienne ouvrir.  Pour me réchauffer, je cours dans les allées de l'église.  Lorsque j'aperçois un abri de planches en plein milieu du bâtiment. A l'intérieur s'y trouvent des statues installées sur une bonne couche de paille. Voilà qui me convient bien, je rentre dans la cabane, et je m'installe sous la paille derrière une statue qui représente une vache ou un boeuf. C'est comme un nid bien chaud et je vais poursuivre mon somme. 

 

Les cloches ont sonné les douze coups de minuit. La messe a commencé, les cantiques s'envolent sous la voûte. Hélène chante à tue-tête tandis que Claire se contente de les fredonner. Des enfants s'avancent vers la crèche portant le santon de l'Enfant Jésus dans les bras pour le déposer sur la paille entre Marie et Joseph sous le museau de l'âne et du boeuf.  Mais la petite fille à qui est échue cette tâche s'écrie soudain : "La paille a bougé, le boeuf est vivant, le boeuf est vivant"  Elle répète cette phrase qui semble absurde, la chorale s'arrête de chanter, le curé quitte l'autel intrigué. Claire et Hélène s'approchent avec les autres fidèles. Et effectivement, elles voient la paille s'envoler, le boeuf et Joseph sont renversés.

- Oh mon Dieu ! Un chien dans la crèche ! Que fait-il là ? Et comme il est maigre... 

Sous les regards étonnés des fidèles, le petit chien s'approche de Claire qui s'est accroupie pour mieux regarder et lui lèche le visage.

- Mais c'est Dieu qui vous l'envoie pour remplacer Beau, s'exclame Hélène en direction de Claire. Le chien de mon amie est mort il y a quelques jours, ajoute-t-elle en direction de l'assemblée. 

Voilà une messe de minuit bien bousculée, le curé va  chercher de l'eau dans la sacristie tandis qu'un des choristes quitte l'église un moment pour revenir avec un morceau de boudin qu'il est allé chercher dans une des boutiques du village de Noël encore très fréquenté.  Une fois rassasié, l'épagneul se couche aux pieds de Claire. Le curé relève les santons, l'Enfant Jésus rit aux anges dans la crèche. La chorale peut recommencer à chanter et l'abbé poursuivre l'office. Et vu les circonstances, il improvise une nouvelle homélie inspirée par l'événement.  

Désormais quand Claire vient à l'église pour les décorations florales ou à la messe, elle est accompagnée par son épagneul qu'elle a appelé Kado. Et si par hasard d'aucuns s'étonnent de la présence d'un chien dans une église, le curé lui répond qu'il serait malvenu de refuser un cadeau du ciel dans la maison du Seigneur surtout lorsqu'il est arrivé à Noël !

 

 

 

 

 

 

 

 

 


28/11/2022
2 Poster un commentaire

Le livre des soeurs d'Amélie Nothomb

Tous les ans, j’attends le dernier livre d’Amélie Nothomb. Cette année, j’étais impatiente de voir comment elle allait traiter des relations familiales et fraternelles dans Le livre des sœurs.  J’étais d’autant plus curieuse que j’ai eu le plaisir de rencontrer à plusieurs reprises sa sœur Juliette qui exprime sans se cacher l’amour et l’admiration qu’elle voue à Amélie sa cadette. « La meilleure chose qui me soit arrivée » m’a-t-elle déjà dit. On sent qu’entre Juliette et Amélie, la relation est fusionnelle, au-delà de l’amour et de l’amitié.

Dans Le livre des sœurs, Amélie décrit cette relation fusionnelle entre deux sœurs, Tristane l’aînée et Laetitia, la cadette. Déjà avec les prénoms, l’ambiance est donnée : si Laetitia évoque la joie, la liesse, le bonheur, Tristane a un prénom qui commence avec le T de tristesse et de terne.  Mais la joie de vivre dont fait preuve Laetitia, elle la doit à la terne et triste Tristane qui dès la naissance va entourer sa petite sœur d’un cocon d’amour et d’affection dont elle-même a toujours manqué et  qu’elle sait nécessaire pour le bien-être de sa cadette. Car ces deux fillettes sont deux enfants abandonnées par leurs parents. Il ne s’agit pas d’un véritable abandon, leurs parents sont là mais ils sont tellement occupés à se regarder l’un l’autre qu’ils ne regardent plus dans la direction de leurs deux filles qui sont de trop dans leur vie amoureuse. 

Amélie décrit sans complaisance des parents toxiques, une maltraitance psychologique au quotidien qui se manifeste non par de la violence physique ou verbale mais par de l’indifférence ou des mots au pouvoir négatif.

Un livre très dense, très riche, bref et incisif.   Comme d’habitude dans les livres d’Amélie Nothomb, le style est ciselé, il n’y a pas un mot de trop, mais on sent que chaque mot est choisi avec soin. Mais pourtant Amélie ne fait pas dans la dentelle, c’est avec la précision d’un médecin légiste qu’elle dissèque les relations familiales, pointant les éléments toxiques d'une plume aussi acérée qu’un scalpel avec son humour caustique qui manie le second et le troisième degré pour décrire les drames qui jalonnent la vie de ces sœurs,  du suicide raté au suicide réussi en passant par le suicide assisté maquillé en accident, l’anorexie, l’alcoolisme, et le tout sur fond de littérature et de musique rock.  

Et puis cela se termine en happy end, malgré tout, parce que les mots ont le pouvoir qu’on leur donne et lorsqu’on le leur enlève, la malédiction cesse.  L’amour des deux sœurs est plus fort que celui qui leur a donné naissance. Tristane et Laetitia se sauvent grâce à l’amour qu’elles se portent.  

Bref, comme souvent avec Amélie Nothomb, je n'ai pas été déçue, c'était un bon moment de lecture et un livre que je relirai. 

 


07/09/2022
2 Poster un commentaire

Le maillon manquant

 

Le ciel, devenu de plus en plus sombre depuis quelques minutes, mit soudain sa menace d’orage à exécution.  De brillants éclairs zébrèrent l’obscurité et des trombes d’eau  accompagnées de grêlons s’abattirent avec une violence inouïe sur le sol.

Au volant,  la visibilité était devenue nulle.  Je décidai de m’arrêter au bord du chemin dans l’attente que cette tempête se calmât.  C’est le moment que choisit la foudre pour tomber sur un des arbres bordant la route.  J’entendis un craquement sinistre au-dessus de moi tandis que je fus aveuglé par une lueur éblouissante avant de perdre conscience. Bien sûr, il ne faut jamais s’arrêter sous un arbre pendant un orage, mais je n’avais pas vraiment le choix…

 

Quand je rouvris les yeux, j'étais étendu dans l’herbe d’un fossé et à la lueur d’un nouvel éclair, j'aperçus ma voiture écrasée par une partie du tronc de l’arbre foudroyé. Comment avais-je fait pour sortir du véhicule ? Et pendant combien de temps étais-je resté sans connaissance ? En tout cas, je fus rassuré en constatant que je pouvais remuer mes membres et me relever. Je poussai un immense soupir de soulagement de me sentir physiquement indemne, malgré l'impression d'avoir été roué de coups.

Mais l’inquiétude me saisit soudain.  Où  trouver de l’aide dans cette région isolée où même mon GPS s'était perdu ?  Heureusement, je palpai mon téléphone dans la poche de mon blouson. Mais je n’arrivai à obtenir aucun affichage sur l’écran qui d’ailleurs  s’était brisé dans la chute.   Trempé jusqu’aux os, je me résignai alors à marcher pour partir chercher une aide quelconque.  L’orage cessa aussi brusquement qu’il était survenu et une brèche s’ouvrit dans les nuages laissant apercevoir une lune magnifique. Elle  éclairait a giorno la route de campagne empierrée sur laquelle j’avais failli périr foudroyé. Mais j’avais dû rester évanoui pendant assez longtemps car je me souvins qu’il faisait encore jour lorsque la tempête avait éclaté.   

Tout en cheminant,  je me reprochai  d’être parti sans avoir vraiment préparé mon voyage.  Manquer de mourir sous un arbre foudroyé alors que j’étais en voyage pour remonter mon arbre généalogique, quelle ironie !

Pourtant jusque là mes origines ne m’avaient jamais tracassé. J’avais été adopté dans l’enfance par ma dernière famille d’accueil.  De mes parents biologiques, je ne gardais aucun souvenir. On m’avait d’abord dit qu’ils étaient morts et cela m’avait toujours suffi. Plus tard j’appris que j’étais né sous x, mais  on m’avait livré à l’assistance publique avec une brassière sur laquelle était brodé un patronyme à particule.  Après quelques années au cours desquelles j’avais été ballotté de foyers en familles d’accueil, un environnement stable me fut enfin offert chez des gens qui remplirent avec tendresse leur rôle de parents.  Je pus évoluer normalement, réussir mes études et trouver un emploi. J’étais devenu professeur d’histoire dans une école secondaire et savais me faire apprécier de mes élèves. Je travaillais aussi comme bibliothécaire.   Mes parents adoptifs étaient décédés récemment et c’est en rangeant la maison qu’ils m’avaient léguée que je découvris  au fond d’une valise, emballée dans un papier de soie jauni par le temps, le petit vêtement de toile fine avec un nom de famille élégamment brodé et un col en dentelle dont les motifs évoquaient des cygnes.  Ma mère adoptive y avait épinglé un billet sur lequel elle avait écrit : « A donner à Jean s’il veut retrouver ses parents ». Mais elle n’avait apparemment  jamais eu le courage ou l’occasion ou l’envie de me le donner de son vivant. A sa décharge, je dois dire que je ne m’étais jamais non plus inquiété de savoir d’où je venais. A part cette petite chemise de bébé, je ne disposais que de mon certificat d’adoption qui ne précisait ni l’endroit de ma naissance, ni, et pour cause, le nom de ma mère biologique. Un ami à qui je fis part de mon souhait de découvrir d’où je venais me dit : « En tant qu’historien tu es pourtant bien armé pour remonter le temps à travers la consultation de vieux documents. » Je n’osai pas lui avouer que je m’étais d’abord adressé à un médium conseillé par une amie adepte d’ésotérisme et de parapsychologie.  Ce médium, toutefois, non seulement ne me donna aucun renseignement sur mon passé (ce qui je l’avoue m’inspira du respect car rien ne l’empêchait d’inventer une histoire qui fût susceptible de me satisfaire) mais il tenta même avec beaucoup d’obstination de me décourager d’effectuer ces recherches. « Je sens que cette quête pourrait vous mener vers un piège dangereux, me dit-il en me lançant un regard qui me parut rempli d’inquiétude. »  « Pourquoi donc me ferais-je piéger ? lui demandai-je» Il me regarda avec insistance et finalement répondit : « Ne prenez pas le risque de voir votre vie disparaître avec vos espoirs de descendance. » Ses propos sibyllins me firent hausser les épaules.  Lorsque je voulus lui payer la consultation, il refusa mon argent et il me quitta en me serrant les mains avec force et en me souhaitant beaucoup de courage. Que redoutait-il pour moi ? Quel secret avait-il pressenti dans mon lointain passé ?

Un historien ne se devait-il pas de connaître sa propre histoire ? Sans compter que me retrouvant seul, je ressentais le besoin de recréer un lien quelconque avec le passé.  Je voulais aussi un jour fonder une famille avec Catherine, la femme qui partageait ma vie à ce moment là et il me semblait important de pouvoir dire à mes enfants d’où ils venaient.  « Si tu crois devoir le faire, alors n’hésite pas, me dit Catherine, et si tu découvrais quelque secret trop lourd ou trop douloureux, je serai là pour t’aider à le supporter et à passer outre ».

Je m’inscrivis alors sur des sites généalogiques en ligne. Cela correspondait plus à mon esprit cartésien que les consultations de médiums les plus honnêtes fussent-ils.  Et après de nombreuses heures  et plusieurs courriers échangés avec d’autres passionnés, on me renseigna l’existence d’un hameau ou lieu-dit au cœur de la Bretagne portant le même nom que celui brodé sur la brassière jaunie. Piste bien mince, certes, mais la seule dont je disposais.  Profitant d’une période de congés scolaires, je décidai de m’y rendre. Peut-être aurais-je accès à  des registres paroissiaux ou d’état civil, une pierre tombale,  un monument quelconque ?

Et voilà donc, comment après m’être égaré et avoir échappé à la foudre, je me retrouvais en train de marcher au clair de lune dans un chemin creux fourré de fougères à travers une campagne inconnue. Mais avec un bel optimisme, je ne désespérais pas de trouver des gens assez accueillants pour me permettre de me réchauffer et de téléphoner pour avoir une dépanneuse voire de m’indiquer un logement pour la nuit.  En plus du froid, la faim commença bientôt à se faire sentir, le sandwich aux saveurs industrielles avalé dans la dernière aire d’autoroute où je m’étais arrêté était déjà digéré depuis longtemps.

Je marchais depuis un long moment lorsque je m’aperçus  que la végétation du bord de la route masquait un mur qui devait être l’enceinte d’une propriété. En le suivant, j’arrivai devant une grille en fer forgé donnant  sur une allée arborée.  Je cherchai vainement une sonnette sur les piliers.  Tant pis, j’osai m’aventurer  à l’intérieur de ces murs. La grille, dont je remarquai qu’elle était ornée d’un médaillon portant un cygne, n’opposa pas de résistance lorsque je l’ouvris,  se contentant d’émettre un grincement qui prouvait qu’on ne la manipulait pas très souvent.  L’allée devint plus sombre, les arbres formaient au dessus de ma tête une voûte ne laissant plus filtrer que quelques rayons de lune créant une atmosphère d’autant plus fantasmagorique qu’il régnait dans cet endroit un étonnant silence rompu de temps en temps par le cri d’un oiseau de nuit.  Mes pas étouffés par la mousse qui rendait le chemin glissant ne résonnaient plus dans la nuit. Ne plus être accompagné par le bruit de mes pas suscita soudain un sentiment d’angoisse tout à fait inhabituel chez moi.   Je me ressaisis lorsque je vis à une bonne centaine de mètres devant moi apparaître à travers les arbres les formes d’un bâtiment.  C’était un petit manoir de style Louis XIII, de forme rectangulaire, avec de grandes fenêtres  à croisillons en façades et flanqué de quatre tours d’angle rondes, manifestement construit autour d’un ancien donjon médiéval dont j’apercevais le toit de la tour dominant le reste de l’habitation. J’eus alors une impression de déjà vu et même à mesure que j’en approchais, la certitude de bien connaître cette demeure.  L’allée par laquelle j’étais arrivé rejoignait une avenue pavée, plus importante qui menait à un petit pont de pierre au dessus d’un miroir d’eau qui avait remplacé les anciennes douves.  Après avoir franchi cet ancien pont levis,  je me retrouvai en face d’une belle porte sculptée ornée de ferrures et d’un heurtoir en forme de tête de cygne. Aucune lumière autre que le reflet de la lune ne brillait aux fenêtres, mais cela ne me surprit pas vu la nuit avancée.  Pas de sonnette à la porte, mais une grosse chaîne actionnant une cloche que je n’eus aucun scrupule à mettre en branle plusieurs fois tout en martelant la porte avec le heurtoir de bronze.  J’étais épuisé par ma longue marche, transi par le froid et l’humidité, affamé et assoiffé.  Moi qui ne crois ni à Dieu ni à Diable,  j’adressai toutefois une prière au ciel pour le supplier qu’il m’envoyât de l’aide.  Je craignais cependant d’être tombé sur une résidence secondaire quelconque inhabitée en cette saison de l’année. Si ce château était un hôtel, il y aurait eu une enseigne, de l’éclairage, des signes de vie.  Je dus agiter à plusieurs reprises la cloche et le heurtoir avant d’apercevoir à une des croisées de l’étage, une lumière se déplacer à l’intérieur et d’entendre des pas et des chuchotements s’approcher du portail.

  • Qui est-là ? Pourquoi venir nous importuner à cette heure de la nuit ? s’écria la voix d’un homme âgé à travers la grille d’un judas qui s’était ouvert à hauteur de mes yeux juste au dessus du heurtoir.
  • Pardonnez-moi, j’aurais besoin d’aide, répondis-je, ma voiture a été écrasée par un arbre foudroyé par l’orage à quelques kilomètres d’ici. J’aurais besoin d’une …. »

Avant d’avoir pu terminer ma phrase, la porte s’ouvrit soudain brusquement devant moi et l’homme qui m’avait répondu me tira à l’intérieur de l’habitation non sans jeter un regard apeuré par-dessus mon épaule.  Je me retrouvai à le suivre à travers un long corridor sombre qui nous mena dans une grande pièce richement meublée et dont les murs tapissés de livre m’indiquèrent que j’étais dans une bibliothèque.  La lumière que j’avais vue se déplacer était celle d’une bougie fixée sur un bougeoir d’argent que cet homme, curieusement vêtu d’une livrée de valet sur une chemise de nuit et d’un bonnet de nuit, tenait à la main. Manifestement, les habitants du château avaient été victimes d’une coupure de courant due à l’orage.  Mais le plus étonnant fut le discours que me tint mon hôte.

  • Monsieur le Comte, oh mon Dieu, Monsieur le Comte, quel bonheur de vous revoir ! Nous vous croyions mort ! Mais vous arrivez trop tard, ajouta-t-il en me saluant bien bas et en m’embrassant les mains tout en versant des larmes d’une émotion que je ne compris pas.
  • Mais … pourquoi m’appelez-vous monsieur le Comte ? …
  • Oui, je sais, actuellement, on doit se dire « Citoyen »… mais je ne m’y ferai jamais ; Monsieur le Comte. Vous n’auriez pas dû revenir, monsieur le Comte, c’est de toute façon trop tard pour votre épouse et votre fils et c’est trop dangereux pour vous et même pour nous tous. C’est votre sœur qui a voulu qu’on vous envoie le message quand votre épouse est tombée malade. Nous n’avions d’ailleurs aucun espoir qu’il vous parvienne.

Avant que j’eusse le temps de répondre, je fus soudain entouré par quelques personnes, deux hommes jeunes portant chemise et bonnet de nuit comme mon accueillant et deux femmes en robes de nuit ornées de dentelles et des coiffes de style charlotte sur des cheveux noués en papillotes. La plus âgée portait un châle en laine noir sur les épaules.  Mais où étais-je tombé ? Qui étaient ces gens qui prétendaient me connaître ?

  • Oh mon Dieu, Gaspard ! Aurore aurait été tellement heureuse de te revoir avant sa mort ! s’écria la plus jeune des femmes en me serrant elle aussi dans ses bras tout en versant des torrents de larmes. Je n’aurais pas dû attendre pour t’ envoyer mon message.
  • Voyons Hortense, un peu de dignité, ma fille,  la réprimanda la plus âgée, en resserrant sur sa poitrine un châle de laine noir.  Pierre, allez à la cuisine et préparez une collation pour monsieur le comte, dit-elle en s’adressant à un jeune homme resté dans la pénombre.
  • Pardonnez-moi, mère, je suis tellement émue de revoir Gaspard ! s’excusa Hortense.

Je réalisai que la jeune fille me prenait pour son frère et donc la dame âgée qui l’avait réprimandée était censée être ma mère. Complètement désorienté par ces propos incompréhensibles pour moi, et de plus en plus fatigué, soudain je vacillai. On m’avança un fauteuil sur lequel je m’écroulai, non sans remarquer qu’il était d’un élégant style Louis XV. Je tentai de rassembler mes esprits et essayai d’en savoir plus en décidant de jouer le jeu de ces gens qui me semblaient complètement fous.

  • Vous me dites que mon épouse Aurore est morte ? Et qu’est devenu mon fils ?

« Moi qui suis sans famille, me voilà donc soudain avec une sœur, une mère et j’aurais une épouse et un fils défunts ? me dis-je» Je ne sais pas pourquoi j’avais peur de les contredire.

  • Hélas, oui, me répondit la dame âgée (la mère du Comte à qui je ressemblais si j’avais bien compris) le petit n’a pas survécu non plus à la variole. Lorsque vous avez décidé d’émigrer en Angleterre à la mort de feu Monsieur le comte votre père, Aurore aurait mieux fait de vous suivre en emmenant votre enfant. Mais rappelez-vous, sa propre mère était mourante à ce moment-là et elle n’a pas voulu la quitter.  Vous avez eu raison de partir et Hortense n’aurait jamais dû vous envoyer cette maudite lettre vous demandant de revenir. Il était évident que vous ne seriez pas rentré à temps et les événements ont pris une telle tournure que vous vous êtes mis actuellement en grand danger. Et nous tous par la même occasion.  Tous nos serviteurs nous ont quittés sauf Guillaume notre brave majordome, ainsi que Pierre et son frère Antoine, comme vous pouvez le voir.

Je fus soudain pris d’un brusque vertige : les vêtements portés par les habitants de cette maison, leur langage, la décoration de la demeure, évoquèrent soudain le XVIIIe siècle.  Et en entendant parler de ma soi-disant décision d’émigrer, je crus comprendre que j’étais plongé en pleine révolution française. 

  • Et où en est la tournure des événements ? demandai-je en essuyant la sueur qui perlait mes tempes.
  • La convention nationale depuis le 10 juin de cette année a durci la loi des suspects, énonça alors la comtesse. Désormais des simples comités de surveillance ont le droit d’arrêter toutes les personnes qui, n’ayant rien fait contre la liberté, n’ont rien fait pour elle non plus. C’est le cas de la majorité des gens. Le tribunal révolutionnaire n’accorde aucun droit à la défense, les procès sont réduits à de simples formalités et s’il n’y a pas d’acquittement, l’accusé passe sous la guillotine le jour même ou le lendemain. Les jurés n’ont aucun autre choix.  En tant qu’émigré, vous êtes désormais considéré comme un ennemi de la révolution et toute notre famille, c'est-à-dire Hortense et moi avec vous. Et nos domestiques aussi …

Et voilà, cela ne pouvait qu’être un cauchemar dont j’allais me réveiller. Ce n’était pas croyable. D’après l’explication du majordome, j’étais dans la pire période de la révolution française, la grande Terreur avec le durcissement de la loi des suspects du 22 prairial de l’An II, c'est-à-dire en 1794.

  • Quand je pense, mon cher fils, que vous aviez aidé nos gens à rédiger leurs cahiers de doléances pour ces Etats généraux d’où est venu tout notre malheur, poursuivit ma mère. Vous étiez tellement persuadés que tout irait bien mieux si nos privilèges étaient abolis. Et voilà où nous en sommes : vous êtes obligés de fuir, nous sommes suspects d’être complices et si l’on vous trouve ici, nous finirons tous sur l’échafaud pour complicité avec un ennemi de la révolution !
  • Et pourtant pendant que les privilégiés dansaient le menuet dans leurs salons, le peuple souffrait jusqu’au point de non-retour qui a fomenté la révolte.

J’avais pensé tout haut.

  • Voyons, mon fils, s’indigna la vieille dame, vous déraisonnez ! Vous justifiez donc tous les événements actuels ?
  • Toute révolution est commencée par des idéalistes, poursuivie par des démolisseurs et achevée par un tyran. Je ne renie pas les idéaux qui ont conduit à cette révolution et il faut démolir pour rebâtir du neuf. Je n’approuve par contre pas la terreur. Mais rassurez-vous, tout cela va bientôt prendre fin : Danton, Robespierre finiront sur l’échafaud à leur tour dans peu de temps.
  • Puissiez-vous dire vrai …
  • Je peux vous assurer que c’est ce qui va se passer. Et dans quelques années, la monarchie sera restaurée, la France aura encore un Bourbon sur le trône.

J’évitai de leur annoncer Napoléon, l’empire et les autres révolutions.

  • Comment pouvez-vous en être aussi certain ? demanda Hortense.
  • Je le sais, c’est tout, ne cherchez pas à en savoir plus.

Comment pouvais-je leur expliquer que j’avais été projeté chez eux  par la foudre depuis le XXIe siècle ?  Je préférai laisser croire que je détenais des informations secrètes et participais à une contre-révolution.  Le groupe me regardait en silence.

Mal à l’aise, j’observai plus attentivement la pièce où je me trouvais : aucun signe de modernité dans le salon où se tenait cette conversation, pas d’interrupteurs au mur, pas de radiateur, pas de télévision. Par contre, je remarquai un joli clavecin près d’une des fenêtres et des livres reliés de cuir traînant sur un guéridon.  Les lustres de cristal et bronze suspendus aux plafonds portaient des bougies. Les vêtements de mes hôtes correspondaient bien à la fin du XVIIIe siècle ainsi que leurs manières.  Comment était-ce possible ?  Celui qui s’appelait Pierre et que l’on avait envoyé en cuisine revint avec un plateau supportant un bol de soupe fumante, du pain, du fromage, une carafe d’eau et un carafon de vin.  Pendant notre discussion, l’autre serviteur, Antoine, avait allumé un feu dans la grande cheminée.  Il était le seul à n’avoir émis aucune réflexion. Toute cette scène était bien réelle comme était bien concrète et consistante la nourriture que l’on me servit et que je consommai sans façon. 

  • Je ne veux pas vous nuire, leur dis-je en terminant de vider mon verre de vin. Mon accident et les nouvelles que je viens d’apprendre m’ont brisé. J’ai besoin de me reposer, si vous le voulez bien, je vais dormir ici et repartirai aux premiers rayons de soleil. Personne ne m’a vu arriver. Vous ne risquerez donc rien par ma faute.
  • Vous êtes le maître de cette maison, mon fils, vous ferez ce que bon vous semble, déclara la vieille comtesse. Je suis désolée de devoir vous dire que je suis toutefois heureuse de votre décision. Pierre, allez donc préparer la chambre de Monsieur le Comte, n’oubliez pas de bassiner le lit et allumez un bon feu dans la cheminée, ordonna-t-elle au valet.

La jeune Hortense s’approcha de moi et me tendit un petit objet.

  • Tiens, dit-elle, Aurore m’a dit de te le remettre en souvenir d’elle. Et elle a formé le voeu que tu l’offres à ta future épouse si tu te remaries un jour. Elle l’a embrassé avant de mourir.

C’était un joli médaillon d’ivoire au bord serti de perles minuscules, sur une face duquel était peint le visage d’une jolie jeune femme aux cheveux poudrés et ornés de roses. Une des perles était un peu plus grosse et servait de fermoir. En appuyant dessus, le médaillon s’ouvrit révélant des boucles brunes entrelacées avec des cheveux plus fins et blonds.  Au dos du médaillon était gravée une initiale qui me rappela alors celle brodée sur la petite brassière qu’avaient conservée mes parents adoptifs.

  • Ce sont les cheveux de François, ton fils, me dit Hortense en pleurant, je lui ai coupé une mèche avant qu’on ne l’enterre avec sa mère. Garde-le précieusement.
  • On dirait un portrait peint par Madame Vigée-Lebrun, ne pus-je m’empêcher de dire tout haut en manipulant la miniature.
  • Mon fils, avez-vous donc oublié que vous aviez vous-même commandé ce portrait à cette artiste lorsque vous aviez été reçus à Versailles  peu de temps avant que tout ne bascule ? s’étonna celle qui m’appelait son fils.

La situation était complètement irréelle. J’acceptai le cadeau. Tous voulurent m’embrasser avant que je me rende dans ce qui était ma chambre.  J’y arrivai en traversant une galerie de portraits parmi lesquels je ne fus pas surpris d’apercevoir le mien en habit d’apparat du XVIIIe siècle.   Je n’osai demander si la chambre était celle où était morte la jolie Aurore dont j’étais veuf.  Avant de me coucher, j’écartai les tentures de la fenêtre pour regarder au dehors : à la lumière de la lune encore haute dans le ciel, j’aperçus une silhouette quitter le château en courant par l’allée pavée. Je crus reconnaître le valet appelé Antoine.  Je m’endormis enfin dans un lit à baldaquin, tendu de lourdes draperies. 

Lorsque j’ouvris les yeux, j’étais toujours au même endroit. Je n’avais donc pas rêvé. Pierre m’avait préparé des vêtements propres, m’avouant qu’il avait jeté ceux tout crottés dans lesquels j’étais arrivé la veille. Je n’osai demander ce qu’il avait fait de mon téléphone et de mes papiers. En enfilant la veste, je glissai dans une poche intérieure le médaillon que m’avait offert Hortense.  Pierre me servit du pain beurré et du thé. J’avais à peine terminé ce petit-déjeuner  lorsque j’entendis des bruits de sabots de chevaux et des voix dans la cour.  En regardant par la fenêtre, j’aperçus des hommes coiffés d’un bicorne avec cocarde tricolore.

  • Mon Dieu, le comité de surveillance, me dit alors Pierre. Vite, suivez-moi, monsieur le comte, nous allons fuir par les caves.

Mais notre tentative d’échapper à l’arrestation fut vaine.  Toutes les portes et les poternes du château étaient gardées.  En même temps que moi, ils emmenèrent tous les habitants du château qui eurent à peine le temps de s’habiller.  Derrière les membres du comité de surveillance, je reconnus Antoine, le valet qui avait allumé le feu.

  • Je vous en prie, demandai-je à celui qui dirigeait l’arrestation, laissez ma mère et ma sœur. Elles ne sont coupables de rien, elles n’ont jamais quitté la France et mes domestiques non plus.
  • Le tribunal révolutionnaire est seul habilité à décider qui est innocent et qui est coupable, citoyen, me répondit le commissaire en charge de notre arrestation.

On me sépara de ma famille et je fus emmené dans une voiture entièrement fermée. Etonnamment, on ne me ligota pas, mais j’étais assis entre deux sans-culottes armés. 

Le trajet me parut relativement court, après avoir quitté l’avenue pavée du manoir, la voiture roula sur des routes creusées d’ornières et puis retrouva les rues pavées de ce qui devait être une ville d’après les bruits que je pus percevoir.  Toutes mes tentatives de dialogue avec mes gardiens s’opposèrent à leur mutisme.  Lorsque la voiture s’arrêta enfin,  dès que j’en fus sorti, je fus mené sous bonne escorte dans une cave éclairée par la seule lumière d’un soupirail.  La pièce était déjà occupée par plusieurs hommes, assis sur des bancs le long du mur. Certains lisaient, d’autres discutaient à voix basse entre eux.  A mon arrivée, deux d’entre eux se levèrent et vinrent à moi.

  • Mon Dieu, mon cher comte, ils vous ont arrêté aussi !

C’était une évidence, comme il était évident qu’ils me connaissaient aussi.  Mais je décidai de jouer le jeu.

  • Vous êtes là depuis longtemps, demandai-je un peu naïvement.
  • Mon cher, on voit que vous revenez de l’étranger, me répondit un des hommes du fond de la salle. Ils ne gardent aucun prisonnier très longtemps.  Aussitôt pris, aussitôt jugé, aussitôt condamné, tel est le sort des ennemis de la révolution que nous sommes.  Nous faisons partie du lot qui sera jugé ce soir par le tribunal révolutionnaire. Nobles et ayant émigrés, nous sommes coupables … au sens propre du terme.
  • Une justice prompte, dure et inflexible pour terroriser tous ceux qui oseraient s’opposer ou simplement nuancer l’idéal révolutionnaire, dis-je, je sais… Nous n’avons droit à aucune défense, et les jurés ont juste le choix entre l’acquittement et la mort.
  • En ce qui concerne l’acquittement, il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus, ironisa une des personnes présentes.

Un gardien derrière la porte nous intima l’ordre de nous taire.  Les deux hommes qui m’avaient accueilli se rassirent et me firent une place à côté d’eux.  Je fus frappé par le calme qui régnait parmi les prisonniers.  Intérieurement, je n’en menais pas large.  Allais-je donc finir mes jours en pleine Terreur parce que j’avais voulu retrouver mes origines ? Tout cela était absurde. J’allais me réveiller c’est certain.  Mon compagnon se replongea dans son livre : Les pensées de Marc-Aurèle. “En te levant le matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège de vivre, de respirer, d'être heureux.”  Après avoir aboli les privilèges de la noblesse et du clergé, la révolution dérivait gravement en abolissant le privilège de vivre à de nombreuses personnes accusées de n’avoir rien fait pour la révolution. 

Mon procès se déroula comme prévu le soir-même.   Et outre ma qualité de noble, le fait que j’avais émigré, on me condamna aussi pour les propos que j’avais tenus à ma famille et que le valet Antoine s’était empressé de rapporter.  On me demanda de dénoncer les complices avec qui je projetais de rendre la France à la monarchie après avoir éliminé les chefs de la révolution.   Je fus condamné à la décapitation le lendemain matin.  Ne risquant rien de plus grave, mon destin étant scellé, je me permis de crier : Toute révolution est commencée par des idéalistes, poursuivie par des démolisseurs et achevée par un tyran. J’ajoutai aussi  la citation de Simone Weil : Le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu.  

La dernière nuit de ma vie fut calme.  N’ayant plus rien à espérer, ni rien à redouter, je pouvais dormir en paix.  Je retrouvai dans une poche le médaillon que m’avait donné Hortense, celui qui contenait les cheveux de mon fils mort. J’étais le dernier maillon de ma lignée puisque j’allais mourir et que mon fils unique était mort. Je ne pouvais donc avoir vécu au XXI siècle puisque j’étais mort au XVIIIe.  Je fus réveillé par un orage et je fus emmené avec mes compagnons d’infortune vers l’échafaud sous une pluie battante au son du tonnerre et dans la lueur des éclairs qui zébraient le ciel.   

Le lendemain, lorsqu’on me plaça sur la planche avant de la faire basculer sous le couperet, je sentis le médaillon contre mon cœur.  Les derniers bruits que j’entendis furent le sifflement de la lame ainsi que le tonnerre tandis que je me demandai ce qui m’attendrait après la mort.

Je me retrouvai soudain dans un univers où évoluaient des ombres bleues au milieu de lumières qui clignotaient et de signaux sonores.  On m’appelait  et quelqu’un me tenait par la main.

  • Réveillez-vous monsieur, ça va aller.

Je finis par réussir à ouvrir les yeux et je me rendis compte que j’étais dans une chambre d’hôpital ! Ainsi, le château, le tribunal révolutionnaire, la guillotine, tout cela n’était qu’un cauchemar.  Je me rappelai l’accident.  Je fus pris d’un fou-rire de soulagement, mais cela déclencha une violente douleur  au niveau du cou et le fou rire se transforma en une quinte de toux.

  • Calmez-vous monsieur, tout va bien. Vous avez eu un accident de voiture.  On vous a retrouvé inconscient et couvert de sang à plusieurs centaines de mètres de votre véhicule. 

Quelques heures plus tard, Catherine arriva.  Je fus heureux de pouvoir la serrer dans mes bras. 

Mais passées les premières émotions des retrouvailles, Catherine alors me demanda :

  • D’où tiens-tu cet objet ? On l’a retrouvé dans une poche de ta veste, je ne te l’avais jamais vu.

Et dans sa main,  elle tenait un médaillon.  C’était un joli médaillon d’ivoire au bord serti de perles minuscules, sur une face duquel était peint le visage d’une jolie jeune femme aux cheveux poudrés et ornés de roses. Une des perles était un peu plus grosse et servait de fermoir. En appuyant dessus, le médaillon s’ouvrit révélant des boucles brunes entrelacées avec des cheveux plus fins et blonds.  (Elide Montesi, 11 aout 2022)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


11/08/2022
3 Poster un commentaire

Le temps des mots (soigner les maux par les mots) de Patricia Duterne

Ceux qui ont déjà lu les œuvres de Patricia Duterne savent qu’elle aime plonger ses récits au cœur de l’enfance qu’elle aime conjuguer au passé.  Ce dernier livre ne fait pas exception à son thème favori. Mais ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas d’histoires pour enfant où le monde est beau, rose et gentil. L’enfance évoquée dans les romans de cette auteure rime souvent avec souffrance. Dans les jardins des romans de Patricia, les roses ont des épines qui blessent. On sent toujours dans ses récits, l’expérience de l’auteure en tant que psychologue de métier, qui a travaillé pendant plusieurs années avec des enfants aveugles et malvoyants.

 L’enfance des protagonistes de Patricia Duterne, au-delà des souvenirs agréables des jardins fleuris de contes de fées et de petits-déjeuners aux arômes de chocolat et de vanille est aussi une rivière dont les eaux d’apparence claire se troublent et deviennent boueuses dès lors qu’on remue la vase de souvenirs douloureux qui s’est déposée au fond. Il faut se méfier de l’eau qui dort car elle cache des monstres qui ne demandent qu’à surgir pour blesser encore celui qui les a fait disparaître. Mais il est nécessaire de savoir affronter ses monstres pour tenter de guérir de son enfance. C’est l’histoire d’Arnaud, un adulte, père de famille, devenu subitement veuf et dont le veuvage réveille une blessure profonde subie dans son enfance dont il n’a jamais guéri. Pour lui, et pour ses enfants blessés par la perte de leur mère, il décide d’écrire son histoire mots à maux dans une pièce de théâtre un peu spéciale.   Conjuguer son enfance au passé pour mettre des mots sur ses maux va lui permettre d’affronter les fantômes de son passé mais aussi ceux de sa défunte épouse.  Nous suivons la trajectoire d’Arnaud tout au long du roman pendant qu’il erre sous une pluie battante avant de se rendre au théâtre où doit se jouer la répétition générale de la pièce, avant la première. L’histoire respecte ainsi comme dans les tragédies antiques une sorte d’unité de lieu. Le récit d’Arnaud évolue en croisant un autre récit, tout comme les personnages de ce livre rencontrent ceux d’une œuvre précédente de Patricia Duterne, Le murmure du papillon, à qui elle offre ainsi une nouvelle vie. Mais même si je vous recommande vivement de lire aussi Le murmure du papillon, Le temps des mots se comprend sans devoir relire cet autre roman.

Le temps des mots par Patricia Duterne est édité par Ex Aequo, Collection blanche,

ISBN 979-10-388-0333-6

 

 


09/08/2022
2 Poster un commentaire

Article sans titre

Bonne fête à tous les pères, les personnages et personnalités qu'on admire,  les permanents, pérennes, perpétuels et persistants toujours présents, les persévérants qui ne se découragent jamais, les periscopes qui voient loin, les perroquets qui se répètent, les perméables très sensibles, les persuasifs toujours convaincants ainsi que les pertinents qui sont de bon conseil. On n'oubliera pas les peremptoires même s'ils sont parfois  trop autoritaires, ni les permissifs qui ne le sont pas assez,  ni les perplexes toujours trop hésitants ni les périmés qui sont toujours en retard. On peut parfois déplorer les exigences des perfectionnistes. J'apprécie les percolateurs qui vous accueillent avec un bon café. J'aime bien aussi les périodiques même s'ils ne sont pas quotidiens. Je n'aime pas beaucoup les percepteurs   et les perquisitions et j'exclus de mes voeux les pervers, perfides, pernicieux, persifleurs, perturbateurs surtout endocriniens  et autres persécuteurs qui ternissent l'mage du père idéal à laquelle tendent tous les perfectibles toujours soucieux de mieux faire. Signé : le perce-oreille.

 


11/06/2022
0 Poster un commentaire

Cela se passe comme cela en consultation ( échantillon de perles )

 

 

 

- Donc docteur, je dois prendre rendez-vous chez l'oenologue ...

"Euh, non pas vraiment, moi j'avais parlé d'un néphrologue,  spécialiste d'un autre liquide ...

***************

- Docteur, vous avez oublié de me prescrire mes carbonnades …

Euh ? … Non, je ne me suis pas reconvertie dans la restauration : je lui prescris du carbonate de calcium.

*******************

"Docteur, j'ai mal aux pieds !"

"Je vais vous examiner"

"Je dois enlever mes chaussures, docteur ?"

********************

Au cours d'une  garde, début de matinée, je suis appelée au chevet d'un patient atteint d'une gastro-entérite et souffrant de vomissements incoercibles qui ne lui permettent plus d'ingérer quoi que ce soit. Pour le soulager,  je décide de lui injecter un anti-émétique. En constatant  que je n'ai plus de petites compresses désinfectantes dans ma trousse,  je demande à l'épouse du patient de me procurer un peu d'alcool.

Cette dernière me regarde alors d'un air apitoyé et me répond : " A cette heure-ci, ne préféreriez-vous pas un peu de café ? "

Et voilà comment se crée une mauvaise réputation ....

***************

- Allo, je suis bien chez un médecin. ?

- Oui madame,

- Est-ce que le docteur peut venir chez moi ?

- Où habitez-vous ?

- Ah je dois vous donner mon adresse ?

***********************

Une patiente âgée en me montrant une vieille photo de ses grands-parents : " Je l'ai eue par un cousin qui fait notre arbre gynécologique ... "

 

*************************************

"Comme on dit, docteur, ce sont les alinéa de la vie ..." me dit ce patient dont la vie a été une sucession de paragraphes douloureux.

**************************

Au téléphone :

- Bonjour, docteur,  mes trois enfants  sont malades, mais comme ils ont tous les trois la même chose, puis-je ne venir qu'avec un seul ?

Voilà une maman organisée ! 

 

 !*******************

-  Dans votre cas un régime méditerranéen est vivement conseillé.

-  Mais, docteur, je mange des pizza tous les jours."

****************************

- Je vais prendre votre tension"

-  Prenez-là Docteur mais n'oubliez pas de me la rendre.

********************************

Quand les patients déforment le nom de leur médicament, ça peut devenir très poético-philosophique : "Le pneumologue m'a dit que je devais changer mon univers"

Joli non ? ne rêve-t-on pas tous de changer d'univers pour mieux respirer ? (Bon, plus pragmatiquement : il devait juste changer le dosage de son bronchodilatateur : Inuvair)

 

******************************************

"Docteur, j'ai fait une chute et je crois qu'en tombant, je me suis sûrement cassé le crocus." 

*******************************************

La veille de Noël, une vieille patiente (89 ans), très pieuse, :

- Docteur, pendant que je récitais mes prières, j'ai vu des petites étoiles devant mes yeux. J'espère que ce n'est rien de grave ?

Ma réponse fuse sans réfléchir :

- Des étoiles à Noël, c'est normal ! 

Elle a éclaté de rire avec moi.  Bon, rassurez-vous, cela ne m'a pas empêché de prendre son problème en charge. 

 *********************************************

Je dis à la petite fille d'une patiente :

-Tu as vraiment une mamy gâteau !

-Non, ma mamy elle fait des galettes.

******************************************

 

- Depuis quelques jours, j'ai mes entrecôtes douloureuses, me déclare un patient

Muscles intercostaux ou entrecôtes, la différence est juste gastronomique !

*******************************************

Je garde le souvenir amusant d'une patiente très polie qui au téléphone terminait la conversation en disant : " Je vous prie docteur de recevoir mes salutations respectueuses " Elle n'était pourtant pas secrétaire ...

*******************************************************

Au cours d'une garde, le service de tri téléphonique m'a mise en communication avec une patiente vivant au Japon  !

La téléphoniste a cru bon de préciser : "C'est juste pour une demande de renseignements !"

 

*************************************************************

Il m'arrive  d'être à l'origine de quelques perles aussi.

 

Ainsi, à cette patiente qui se plaignait de douleurs d'un genou, j'ai dit : "Ôtez-moi ce genou que je voie cela" au lieu de otez votre pantalon que j'examine votre genou !

 

En allant effectuer une visite à une résidente de maison de repos, je salue d'un grand bonjour un vieux monsieur que j'aperçois assis sur un fauteuil au pied de l'escalier avant de réaliser qu'il s'agit d'une statue du Père Noël que l'on a installée à cet endroit.

 

En auscultant un enfant au terme d'une nuit de garde assez chargée, je constate que les parents m'observent d'un regard étonné, Je me rends compte soudain que j'ai oublié de brancher l' instrument dans mes oreilles. 

*************************************************************

 

 

 

 


15/03/2022
2 Poster un commentaire

Le début d'une longue histoire

Au commencement,  il n’y avait rien.  Et je m’ennuyais à mourir … même s’il est difficile voire impossible de mourir lorsqu’on n’a pas d’existence définie.

Non, déjà parler d’un commencement évoque une limite dans le temps. Or,  ce dont je parle est un univers sans limites ni dans le temps ni dans l’espace.   L’éternité est un état indépendant du temps, qui n’a ni début ni fin. L’éternité n’a donc pas de commencement. Et l’espace qui me concerne est un espace sans limite, l’infini. 

Il n’y avait rien ? Mais il y avait Moi, et je ne peux pas dire que je ne suis rien puisque je suis l’infini et l’éternité. Le commencement sans commencement et la fin sans fin, le cercle parfait, le serpent qui se mord la queue, ce qui peut être un cercle vicieux ou un cercle vertueux.  Le tout, le rien, le vide et le plein, l’obscurité… mais l’obscurité ne se définit que par rapport à la lumière et dans le vide, il n’y a pas de lumière pas plus que d’obscurité.  

Toutes les philosophies se sont évertuées à essayer de comprendre cet état que je tente en vain de vous décrire car il est en fait indescriptible.  Plusieurs théories au fil des temps ont été imaginées pour tenter de comprendre le monde d’avant le monde.  Pour me comprendre Moi, alors que moi-même, l’intelligence suprême je ne me comprends pas.  Bon là, j’anticipe sur le cours des événements.

Et l’univers avant l’univers, c’est moi.  Et cette situation étant difficile à comprendre et à gérer pour moi aussi, un jour, tous les principes contraires que je représentais ont fini par se percuter.  J’ai explosé ou implosé comme vous préférez.  L’explosion c’est la transformation rapide d'une ou plusieurs matières en une autre matière ayant un volume plus grand (ce qui laisse entendre qu’il y aurait de l’espace en dehors de mon espace pourtant déjà infini) tandis que l’implosion suppose l’irruption très brutale d'un fluide, d'un gaz dans une enceinte dont la pression est beaucoup plus faible que la pression extérieure.  Et ça laisse entendre à nouveau qu’au-delà de mon espace infini, il y aurait un espace plus infini. Vous comprenez donc que tout cela me soit monté à la tête. Un jour ça a été Bang ! Un big bang ! 

Bref,  cet univers sans limites de temps ni d’espace un jour s’est transformé, simplement parce que je ne me comprenais plus moi-même.  Mon tout s’est fragmenté,  le vide n’était plus vide, le plein n’était plus complètement plein,  et même si  l’univers restait infini, une limite est apparue : il eut un avant et un après la transformation. Un présent et un passé, ce qui permettait enfin d’imaginer un futur.  De l’ennui d’une éternité incompréhensible, j’ai fait naître le temps  et mon espace infini et illimité s’est fragmenté en plusieurs petits espaces, des sphères, appelons-les les astres. Pourquoi des sphères ? Parce que ce sont des formes parfaites et  qu’étant la perfection même, je ne peux engendrer que la perfection.  

Et voilà donc mon univers remanié : des sphères froides et solides et des sphères de feu qui éclairent les  sphères solides et froides. J’ai inventé la lumière et le feu et structuré l’espace infini entre astres et vide intersidéral.  Des myriades de sphères, des zones lumineuses et des zones sombres. Un gigantesque billard dont j’envoie les boules se noyer dans des trous noirs.  Un spectacle fantastique qui m’a impressionné alors même que j’en suis pourtant le créateur.  Je joue aussi aux boules tamponneuses dont les collisions provoquent de nouvelles boules de feu dont les fragments partent dans tous les sens. Fragments qui vont percuter les sphères solides.  C’est amusant, au lieu de passer mon temps à contempler l’immense trou noir que constituait mon nombril, je peux désormais admirer  les amas stellaires de cet univers toujours infini mais éclairé.  C’en est fini de l’ennui, j’ai créé un univers de rêve.  Et petit à petit, par le jeu de ma volonté, j’organise toutes ces sphères en des univers totalement différents qui se font et se défont régulièrement. 

C’est en fini de l’ennui ! Et bien non ! Au bout d’un moment, il se réinstalle, car en créant cet univers de rêves,  je lui ai conféré ses propres règles dont je me rends compte qu’elles échappent finalement à mon pouvoir ! Lorsque je lance une boule dans l’espace intersidéral, elle suit une trajectoire dictée non par ma volonté mais par des règles de physique et de mathématiques qui se sont créées en même temps qu’elles. Et une fois ces règles maîtrisées, le jeu a tout de suite moins d’intérêt surtout lorsqu’on y joue seul !  C’est vrai que c’est bien, mais mon désir de changement est à la mesure de l’infini qui me définit.  Et cela ne m’a plus suffi.  Mon côté positif me disait de m’arrêter là, le mieux étant l’ennemi du bien. Mais mon côté négatif, celui toujours insatisfait,  me poussait à continuer à créer.  Car c’est bien l’insatisfaction qui motive à créer.  J’en suis la meilleure preuve,  si je m’étais satisfait d’être l’alpha et l’omega, le tout et le rien, le plein et le vide,  etç, vous tous ne seriez pas là en train de vous demander d’où vous venez, ni où vous allez sans savoir pourquoi ni comment. 

Dans mon nouvel univers, je contemple le mouvement des nébuleuses et celui des astres qui circulent sur des trajectoires réglées comme du papier à musique avec de temps en temps quelques altérations (une météorite qui se détache et va percuter une planète créant quelques jolis anneaux satellite, par exemple), la béatitude de la perfection. Mais il n’y a pas de situations plus désespérées que la plénitude, la béatitude, la perfection.  Si tout est parfait, il n’y a plus d’espoir possible puisque tout espoir vise un mieux. Mais heureusement, si la perfection engendre la satisfaction, la satisfaction génère l’ennui.   

Et c’est ainsi que j’ai été attiré par une planète dans une de ces nébuleuses, une petite planète d’apparence insignifiante, plus petite que les autres, qui comme les autres tournait sur elle-même tout en tournant autour de son soleil avec un tout petit satellite qui tournait autour d’elle. Le mouvement perpétuel de toutes les planètes sur leur trajectoire orbitale. Pourquoi celle-là a-t-elle attiré mon attention ?  Elle me semblait nimbée d’une atmosphère particulière qui explique le coup de foudre, le premier que j’ai échangé avec elle.   J’ai su que, grâce à elle, ma vie allait changer.  Entre elle et moi, désormais il y aurait une longue histoire.

 


02/09/2021
1 Poster un commentaire

La belle Italienne

Soudain, elle lui était apparue sous le soleil. 

Belle,  plus attirante, et même plus provocante encore que la première fois qu’il l’avait vue… et surtout seule ! Pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontrée, elle était enfin seule ! Il ferma un instant les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, mais quand il les rouvrit, la belle était toujours là, attendant patiemment.

Depuis combien de temps déjà allait-il se promener dans ce quartier de la ville dans l’espoir de l’apercevoir pour  s’en mettre plein les yeux simplement en l’admirant de loin ?  La première fois que Valentin avait vu cette magnifique Italienne, elle attendait qu’on lui ouvrit de l’intérieur la grille d’une de ces maisons qui ressemblait à celles que l’on ne voit qu’au cinéma et que l’on ne met en vente que dans les magazines immobiliers de luxe.  Une maison dont le prix équivalait à plusieurs vies de travail pour son salaire…  Pas étonnant donc de l’avoir rencontrée là-bas. 

Valentin (Val pour les potes, c’était toujours mieux que ce prénom de Valentin qu’il jugeait un peu prétentieux, même si Val c’était plus pour les filles, mais il n’aimait plus le Tintin dont ses grands-parents l’affublaient, alors Val, c’était mieux que Valentin), Val donc  ne fréquentait pas ces quartiers habités par les VIP.  S’il y était allé, c’était parce que son employeur l’y avait envoyé effectuer une livraison en l’absence du livreur attitré pour ce secteur-là.   En arrivant dans cette banlieue de millionnaires, ce fut l’éblouissement. Valentin eut l’impression d’avoir atterri sur une autre galaxie. Tout était propre, beau et même la lumière du soleil était plus claire, plus nette, plus lumineuse. Le soleil brillerait-il donc autrement selon que l’on soit riche ou misérable ?   Rentré dans sa zone,  tout lui avait paru laid, terne, sale.  Il avait pris conscience soudain du sordide de son environnement habituel :  les poubelles qui débordaient, les  papiers sales et les canettes traînant sur les trottoirs, les traces de vomissures au pied des murs, les lampadaires cassés, l’odeur d’urine le long des murs sur lesquels s’étalaient des graffitis aussi laids qu’ immondes,  les SDF qui vivaient sous leurs cartons dans l’indifférence,  les voitures  déglinguées, les panneaux de signalisation tordus voire arrachés ...    

Cette beauté qu’il avait aperçue devant la barrière automatique aurait-elle été aussi irrésistible dans la grisaille et le décor misérable de son quotidien ?  Mais comment imaginer qu’elle pût débarquer un jour dans les rues pourries qu’il parcourait pour se rendre à son boulot minable ?  Elle n’imaginait peut-être même pas l’existence de cette banlieue sordide, se dit-il. Rien ne l’obligerait sûrement jamais à la traverser une seule fois, fut-ce en vitesse. Son vieux lui faisait fréquenter d’autres endroits.

Dans l’espoir de la revoir même de loin, Val était retourné plusieurs fois dans le haut de la ville, là où tout n’était que luxe, calme et volupté. La vision de ce quartier de riche lui avait remis en mémoire ce vers appris au temps où il fréquentait encore l’école à laquelle il n’accrochait pas. Un temps où il trouvait la poésie un art ridicule.  Il avait été étonné qu’un homme pût écrire de telles choses et il avait bien rigolé avec ses copains en apprenant que Baudelaire écrivait sous l’influence de la drogue.  Depuis lors, il avait décroché de l’école à cause de la dope justement. Mais ce n’était sûrement pas la même que celle consommée par ce Charles (il avait retenu le prénom, car c’était celui de son grand-père) Baudelaire.  La dope que lui fournissait son dealer habituel ne lui inspirait aucune poésie.  Valentin avait décroché de la drogue aussi, sauf de temps en temps, pour faire la fête entre copains au cours de rave party qui se terminaient par l’arrivée des keufs. Il était fier d’avoir su trouver un boulot. Pas bien payé, mais un boulot quand même. Il travaillait comme livreur de pizzas. « Y a pas de sot métier »  lui répétait sa grand-mère.  « Y a que des sottes gens » ajoutait son grand-père. « Des sottes gens qui critiquaient ce qu’ils croient être des sots métiers » se croyait-il obligé de préciser.  Mais maintenant, Val se demandait si son grand-père ne lui disait pas de cette manière qu’il ne devait pas se conduire sottement comme il le faisait en négligeant ses études.  « Y a que l’instruction qui te fait grimper à l’échelle, disait le grand-père, moi je n’en ai pas eu l’occasion, alors profites-en ». Valentin à ce moment-là haussait les épaules. Il devait bien y avoir d’autres moyens de gravir l’échelle sociale que de se farcir la tête avec les choses inutiles qu’on trouvait dans les livres.

S’il n’avait pas abandonné l’école, aurait-il fait partie de l’élite perchée sur la colline verdoyante qui surplombait la ville en lui tournant le dos ? se demandait Valentin. Si c’était le cas, il avait été bien bête de ne pas plus s’intéresser aux mathématiques, aux sciences, à la littérature. Mais il avait tout lâché, avait même décroché de l’enseignement technique et des formations professionnelles.  Les encouragements de ses grands-parents n’avaient servi de rien.  Un jour, sa grand-mère était tombée malade.  Et puis elle était partie vers cet ailleurs mystérieux qu’on appelle la mort, d’où l’on ne revient pas, et où se trouvait déjà la mère de Valentin. Son père peut-être aussi d’ailleurs, mais celui-là Valentin ne l’avait jamais connu.   La mort de sa grand-mère avait été le déclic pour Valentin qui avait alors  accepté des petits boulots merdiques pour montrer à son grand-père, l’unique parent qui lui restait, qu’il n’était pas trop sot. En livrant ses pizzas, il s’était rapproché de la colline. Mais certes pas comme il l’eut souhaité. 

Sur ces hauteurs verdoyantes s’étageaient ces villas modernes aux formes harmonieuses et géométriques dont les grandes baies vitrées donnaient sur des piscines avec vue panoramique sur la vallée.   Évidemment,  on n’apercevait pas de la rue ces fameuses piscines.  C’est un ami qui lui en avait parlé et il en avait vu les photos dans un des magazines que sa grand-mère rapportait de la salle d’attente du médecin qui lui avait proposé d’emporter chez elle les exemplaires qui lui plaisaient.  Ça ne lui coûtait pas grand-chose au toubib. C’était des magazines vieux de plusieurs mois, aux pages défraîchies et usées à force d’avoir été tournées par les patients avant d’entrer déballer toute leur souffrance dans le bureau du médecin qui n’avait sûrement ni le temps ni l’envie de lire les journaux que son épouse déposait dans sa salle d’attente. Sa grand-mère par contre  les dévorait d’un bout à l’autre avant d’en utiliser les pages pour emballer les épluchures de légumes ou pour les placer au fond du bac de la litière du chat. C’était plus facile pour nettoyer le récipient.  Le grand-père riait de voir le chat se soulager sur les photos des people et de leurs maisons luxueuses. Après la mort de la grand-mère, le chat avait quitté la maison. On ne le revit plus.  Valentin fut soulagé, il aimait leur chat, mais, pas plus que son grand-père, il n’aimait nettoyer les excréments de leur animal de compagnie.  Et le grand-père n’allait jamais chez le médecin.  Les magazines aux pages de papier glacé disparurent de leur appartement.

Les maisons sur la colline étaient cachées derrière des murs surmontés de hauts arbres, des grilles d’entrée qu’on n’ouvrait de l’extérieur qu’avec un code secret et un badge magnétique, des sonnettes qui activaient des caméras permettant aux habitants de décider s’ils ouvriraient ou pas.  Lui, on lui avait ouvert, mais on ne l’avait pas fait rentrer, il n’avait aperçu la maison et le jardin que par la grille entrouverte. Il n’en revenait pas que les bourges qui occupaient ces villas se fassent livrer des pizzas. Mais en voyant deux ados venir lui ouvrir la grille, il avait compris que c’était des jeunes qui faisaient sûrement une teuf en l’absence des parents et des domestiques. Ces mêmes jeunes friqués qui n’hésitaient pas d’ailleurs à venir s’encanailler en fréquentant les mêmes raves party que lui et ses potes, sans toutefois jamais se mêler à ses semblables.  Les huiles et l’eau, ça ne se mélange pas. Faciles à identifier les huiles d’ailleurs, rien qu’en regardant leurs fringues, leurs coiffures et les véhicules avec lesquels ils arrivaient.  Mais il n’y avait jamais vu celle qui lui réveillait des papillons de désir dans le ventre. Il s’en serait souvenu.  D’ailleurs, le vieux qui était toujours aux basques de la belle n’avait plus l’âge pour participer à des raves dans des hangars miteux.

Etre riche même quand on est vieux et moche, c’est quand même plus intéressant qu’être beau et  jeune, mais sans le sou. « C’est le cul et l’écu qui mènent le monde » aimait à répéter le grand-père de Valentin.    En repensant à la merveille, Valentin se disait qu’il ferait meilleure figure avec elle que le bellâtre à la chevelure argentée qui se pavanait à ses côtés dans un perfecto rouge et noir qui devait coûter la peau des fesses et les fesses en plus.  « Mon cul est pourtant plus beau que le sien et tous ses écus réunis ».Mais il devait bien reconnaître que les fesses du vieux bellâtre étaient moulées de manière plus séduisante que les siennes.   La jalousie le taraudait. D’un autre côté, Valentin imaginait la tête de ses potes s’il pouvait se montrer devant eux au moins une fois avec l’idole dont les courbes sensuelles hantaient son sommeil.

Il essaya bien de remplacer le livreur qui avait la colline des riches dans son secteur.  Son collègue, Julien,  lui reprocha de vouloir lui ôter les généreux pourboires qu’on lui donnait là-bas.  Pourboire ? Quel pourboire ? Il se rappela qu’on lui avait tendu quelques billets. Mais les pizzas avaient été commandées et payées directement online dans la journée.  Il les avait livrées aux clients et avait tourné le dos en refusant l’argent qu’on lui avait tendu : « C’est déjà payé », avait-il répondu avant de partir. L’autre ado n’avait pas insisté. Il avait dû se dire qu’il était tombé sur un livreur de pizza complètement con. « Une prochaine fois, je ne serai pas aussi bête, se dit Valentin », mais quelle prochaine fois ?   Il n’aurait sûrement plus avant longtemps  l’occasion d’aller y faire une livraison.

Mais cela ne l’empêchait pas de retourner régulièrement sur la colline.  Personne n’y circulait jamais à pied et aucune voiture n’était jamais garée sous les arbres bordant la rue qui serpentait entre les villas de luxe.   Val avait pris le vieux vélo de son grand-père pour s’y rendre sans se faire remarquer. Il s’y savait pourtant suivi par le regard des caméras, à peine camouflées par les arbres, placées au-dessus de tous les portails d’entrée de ces villas de luxe protégées comme des forteresses du Moyen-Age.  Il imaginait les agents de sécurité en train de surveiller la rue derrière leurs écrans, comme dans les films de l’inspecteur Colombo que son grand-père adorait regarder. Pourtant, il n’y avait jamais d’action ni de suspens dans ces films où un inspecteur à l’imperméable fripé finissait par arrêter le meurtrier sans jamais utiliser son arme. C’était nul, même si son grand-père lui disait qu’il n’y connaissait rien.  Sauf que les mauvais étaient toujours des riches, ça change des préjugés ordinaires, disait son grand-père. Et puis c’était bien que le spectateur puisse avoir une longueur d’avance sur le policier dans le film. Et puis fiston n’oublie pas qu’on ne doit pas juger les gens sur leur apparence : Colombo il joue toujours les naïfs et les cons, et les coupables ne se méfient pas et ils tombent dans son piège. Et l’imperméable fripé de l’inspecteur pouvait rencontrer les belles aux courbes sensuelles qui faisaient le bonheur des vieux friqués aux fesses moulées dans des jeans hors de prix.

Valentin enfourchait donc son vieux vélo et montait aussi souvent qu’il le pouvait dans ce quartier résidentiel. Et voilà enfin, il apercevait la belle qui l’empêchait de dormir et le faisait rêver les yeux ouverts. Seule devant la grille ouverte ! Mais que faisait-elle donc là, pourquoi n’était-elle pas entrée avec son vieux bellâtre ? 

Mais l’important n’était-ce pas de la rencontrer seule ? Val abandonna son vélo et s’approcha…

Il n’en revint pas de la simplicité avec laquelle cette rencontre s’était passée et la facilité avec laquelle ils partirent ensemble.

Il savait qu’ils étaient faits l’un pour l’autre ! Il pouvait enfin caresser ses courbes moelleuses, s’enfoncer dans son corps de rêve et le faire vibrer ! Elle répondait à tout ce qu’il lui demandait !  Ils consommèrent leur union dans ce décor idyllique : le ciel si bleu au-dessus de la mer scintillante et les parfums de la colline loin au-dessus des bas-fonds de la ville. Elle l’emmena vers  l’extase, il se sentit envoler vers le paradis et ils se confondirent dans l’éblouissement d’une explosion de plaisir.

« Alors, vous l’avez retrouvée ? »

« Oui, monsieur, mais malheureusement, ils se sont écrasés au pied de la falaise »

« Ce n’est pas possible ! Je l’avais laissée devant la grille le temps d’aller rechercher mon téléphone et il a fallu que la caméra de surveillance soit en panne à ce moment-là ! Une telle merveille, que j’entretenais depuis au moins vingt ans. Je l’avais ramenée d’Italie. »

«Vous avez commis l’erreur de laisser les clefs sur le contact, ça a suffi pour que ce jeune délinquant l’emmène pendant votre courte absence. Vos voisins m’ont dit l’avoir vu rôder plusieurs fois dans votre quartier. Une belle Italienne, ça fait forcément envie ! »

 

 

 


29/08/2021
6 Poster un commentaire

C'était un 28 juin

28 juin

10e messidor, jour de la faucille, un outil agricole dont l’utilisation remonte au paléolithique supérieur, symbole de la classe paysanne pour le parti communiste. Utilisée comme arme de combat au XVIe siècle, il existe des traités de techniques de combat à la faucille…

1838 couronnement de la reine Victoria du Royaume-Uni. Elle règnera jusqu’à sa mort le 22 janvier 1901, un des plus longs règnes de son époque. Mais ce record a été battu par Elizabeth II. Victoria est surnommée la grand-mère de l’Europe : avec Albert de Saxe Cobourg Gotha son époux, elle eut 9 enfants, 42 petits enfants dont 34 atteignirent l’âge adulte.  Plusieurs têtes couronnées et découronnées d’Europe font partie de sa descendance.  Elle transmit aussi le gène de l’hémophilie B, héritage empoisonné s’il en est.

1914 assassinat de François-Ferdi nand d’Autriche, neveu de l’empereur François-Joseph II d’Autriche et héritier du trône austro-hongrois, à Sarajevo en Bosnie-Herzegovine par un nationaliste serbe Gavrilo Princip. Ce coup de feu mortel  sera le premier de tous ceux tirés au cours d’un conflit qui va embraser l’Europe et le monde pendant quatre ans avec des millions de morts et la chute de la plupart des royaumes et empires austro-hongrois, russe, allemand et ottoman. Et les conditions de paix qui suivirent cette première guerre mondiale entraînèrent des conséquences favorisant un nouvel embrasement mondial vingt ans après la fin du premier.

1919 signature du traité de Versailles  le jour anniversaire de l’attentat de Sarajevo entre l’Allemagne et les Alliés après la fin de la Grande guerre, imposant à l’Allemagne des réparations économiques et une restriction drastique de ses capacités militaires ainsi que des remaniements territoriaux et l’abandon de sa puissance coloniale.  Vingt ans plus tard on en paiera les conséquences…  La signature du traité de Versailles eut une autre conséquence :  l’anglais fut pour la première fois choisi comme seconde langue officielle diplomatique à cette occasion alors que jusque là le français était la langue officielle de la diplomatie occidentale.

1577 naissance du peintre flamand Pierre-Paul Rubens, que l’on ne présente plus !

1712 naissance de Jean-Jacques Rousseau, écrivain, philosophe mais aussi musicien français : Du contrat Social, Julie ou la nouvelle Héloïse, Emile ou de l’éducation,  Les confessions, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

1867 naissance de Luigi Pirandello, écrivain italien, Prix Nobel de littérature en 1934. A chacun sa vérité, Six personnages en quête d’auteurs, Un, personne et cent mille, Ce soir on improvise

2012 décès de l’écrivain français Robert Sabatier : Les Allumettes suédoises, Trois sucettes à la menthe, Les noisettes sauvages, Les fillettes chantantes, David et Olivier, Olivier et ses amis, La souris verte

 


28/06/2021
0 Poster un commentaire

Cela est survenu un 5 juin

5 juin

17e prairial, Jour du sureau, en latin sambucus. Les baies crues du sureau appréciées des oiseaux sont toxiques pour les êtres humains, mais cuites elles deviennent savoureuses en confiture, liqueur, vin, sirop et vinaigre.  Les fleurs peuvent aussi entrer dans la fabrication de boissons alcoolisées : la Sambuca est une liqueur à base d’anis étoilé, de réglisse et de fleur de sureau (qui se dit sambuco en italien). Les baies de sureau servent aussi à faire de l’encre. De ses branches évidées,  on peut réaliser des instruments à vent : mirliton, fifre ou sifflet et même flûte. Et je ne parlerai pas de ses multiples propriétés phytothérapeutiques.

1662 Louis XIV choisit le soleil comme emblème. On a beau être le Roi Soleil, ça n’empêche pas d’avoir de nombreuses zones d’ombre.

1832 instauration du franc belge qui survivra jusqu’en l’an 2000 où il sera supplanté par l’euro.

1883 premier départ de l’Orient Express de Paris depuis la gare de Strasbourg vers Constantinople. Et cocorico, c’est un Belge, Georges Nagelmackers qui est à l’origine de ce train légendaire. En octobre 1872, il crée la société « Georges Nagelmackers et Cie » avec le soutien de Léopold II. En 1876, il fonde à Bruxelles la « Compagnie internationale des wagons-lits » qui devient en 1884 la « Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens » En 1882, la Compagnie des wagons-lits lance un aller-retour Paris-Vienne exceptionnel dans un train de luxe baptisé « Train Éclair ». Le succès de ce trajet pousse Nagelmackers à prolonger vers Constantinople, et c’est ainsi que le 5 juin 1883 est lancé sur les rails l’Express d’Orient nommé aussi Orient Express dont la carrière sera mise à mal par la guerre froide entre l’est et l’ouest. Un train source d'inspiration littéraire et cinématographique : Hercule Poirot sous la plume d’Agatha Christie résoudra Le crime de l’Orient-Express, Ian Fleming y fera monter James Bond pour un voyage particulièrement mouvementé dans Bons baisers de Russie, Graham Greene y fera un Voyage avec ma tante (la sienne, pas la mienne), Une femme disparaît grâce à Alfred Hitchcock dans ce train qu’il ne nomme pas mais que tout le monde reconnaît.

1882 on inaugure le musée Grévin à Paris

1826 décès du compositeur Carl Maria Von Weber : auteur de Der Freischütz mais aussi d’un Rondo brillant en ré bémol majeur, plus connu sous son titre d’Invitation à la valse qu’il avait dédié à son épouse. Sa cousine Constance a été l’épouse de Mozart.

1898 naissance du poète et dramaturge Federico Garcia Lorca : La maison de Bernarda Lorca, Dona Rosita, la soltera ou Le langage des fleurs, Noces de sang

1962 naissance de la princesse Astrid de Belgique, archiduchesse d'Autriche-Este (excellent exercice de diction), duchesse de Modène, duchesse de Saxe, princesse de Hongrie et de Bohème. Bon anniversaire à toutes ces dames. 

 

Le 5 juin est aussi la journée mondiale de l’environnement. Prenez soin de lui comme vous prendriez soin de vous-même.

 

 


05/06/2021
1 Poster un commentaire