Un peu de tout et de tout un peu

Un peu de tout et de tout un peu

Le maillon manquant

 

Le ciel, devenu de plus en plus sombre depuis quelques minutes, mit soudain sa menace d’orage à exécution.  De brillants éclairs zébrèrent l’obscurité et des trombes d’eau  accompagnées de grêlons s’abattirent avec une violence inouïe sur le sol.

Au volant,  la visibilité était devenue nulle.  Je décidai de m’arrêter au bord du chemin dans l’attente que cette tempête se calmât.  C’est le moment que choisit la foudre pour tomber sur un des arbres bordant la route.  J’entendis un craquement sinistre au-dessus de moi tandis que je fus aveuglé par une lueur éblouissante avant de perdre conscience. Bien sûr, il ne faut jamais s’arrêter sous un arbre pendant un orage, mais je n’avais pas vraiment le choix…

 

Quand je rouvris les yeux, j'étais étendu dans l’herbe d’un fossé et à la lueur d’un nouvel éclair, j'aperçus ma voiture écrasée par une partie du tronc de l’arbre foudroyé. Comment avais-je fait pour sortir du véhicule ? Et pendant combien de temps étais-je resté sans connaissance ? En tout cas, je fus rassuré en constatant que je pouvais remuer mes membres et me relever. Je poussai un immense soupir de soulagement de me sentir physiquement indemne, malgré l'impression d'avoir été roué de coups.

Mais l’inquiétude me saisit soudain.  Où  trouver de l’aide dans cette région isolée où même mon GPS s'était perdu ?  Heureusement, je palpai mon téléphone dans la poche de mon blouson. Mais je n’arrivai à obtenir aucun affichage sur l’écran qui d’ailleurs  s’était brisé dans la chute.   Trempé jusqu’aux os, je me résignai alors à marcher pour partir chercher une aide quelconque.  L’orage cessa aussi brusquement qu’il était survenu et une brèche s’ouvrit dans les nuages laissant apercevoir une lune magnifique. Elle  éclairait a giorno la route de campagne empierrée sur laquelle j’avais failli périr foudroyé. Mais j’avais dû rester évanoui pendant assez longtemps car je me souvins qu’il faisait encore jour lorsque la tempête avait éclaté.   

Tout en cheminant,  je me reprochai  d’être parti sans avoir vraiment préparé mon voyage.  Manquer de mourir sous un arbre foudroyé alors que j’étais en voyage pour remonter mon arbre généalogique, quelle ironie !

Pourtant jusque là mes origines ne m’avaient jamais tracassé. J’avais été adopté dans l’enfance par ma dernière famille d’accueil.  De mes parents biologiques, je ne gardais aucun souvenir. On m’avait d’abord dit qu’ils étaient morts et cela m’avait toujours suffi. Plus tard j’appris que j’étais né sous x, mais  on m’avait livré à l’assistance publique avec une brassière sur laquelle était brodé un patronyme à particule.  Après quelques années au cours desquelles j’avais été ballotté de foyers en familles d’accueil, un environnement stable me fut enfin offert chez des gens qui remplirent avec tendresse leur rôle de parents.  Je pus évoluer normalement, réussir mes études et trouver un emploi. J’étais devenu professeur d’histoire dans une école secondaire et savais me faire apprécier de mes élèves. Je travaillais aussi comme bibliothécaire.   Mes parents adoptifs étaient décédés récemment et c’est en rangeant la maison qu’ils m’avaient léguée que je découvris  au fond d’une valise, emballée dans un papier de soie jauni par le temps, le petit vêtement de toile fine avec un nom de famille élégamment brodé et un col en dentelle dont les motifs évoquaient des cygnes.  Ma mère adoptive y avait épinglé un billet sur lequel elle avait écrit : « A donner à Jean s’il veut retrouver ses parents ». Mais elle n’avait apparemment  jamais eu le courage ou l’occasion ou l’envie de me le donner de son vivant. A sa décharge, je dois dire que je ne m’étais jamais non plus inquiété de savoir d’où je venais. A part cette petite chemise de bébé, je ne disposais que de mon certificat d’adoption qui ne précisait ni l’endroit de ma naissance, ni, et pour cause, le nom de ma mère biologique. Un ami à qui je fis part de mon souhait de découvrir d’où je venais me dit : « En tant qu’historien tu es pourtant bien armé pour remonter le temps à travers la consultation de vieux documents. » Je n’osai pas lui avouer que je m’étais d’abord adressé à un médium conseillé par une amie adepte d’ésotérisme et de parapsychologie.  Ce médium, toutefois, non seulement ne me donna aucun renseignement sur mon passé (ce qui je l’avoue m’inspira du respect car rien ne l’empêchait d’inventer une histoire qui fût susceptible de me satisfaire) mais il tenta même avec beaucoup d’obstination de me décourager d’effectuer ces recherches. « Je sens que cette quête pourrait vous mener vers un piège dangereux, me dit-il en me lançant un regard qui me parut rempli d’inquiétude. »  « Pourquoi donc me ferais-je piéger ? lui demandai-je» Il me regarda avec insistance et finalement répondit : « Ne prenez pas le risque de voir votre vie disparaître avec vos espoirs de descendance. » Ses propos sibyllins me firent hausser les épaules.  Lorsque je voulus lui payer la consultation, il refusa mon argent et il me quitta en me serrant les mains avec force et en me souhaitant beaucoup de courage. Que redoutait-il pour moi ? Quel secret avait-il pressenti dans mon lointain passé ?

Un historien ne se devait-il pas de connaître sa propre histoire ? Sans compter que me retrouvant seul, je ressentais le besoin de recréer un lien quelconque avec le passé.  Je voulais aussi un jour fonder une famille avec Catherine, la femme qui partageait ma vie à ce moment là et il me semblait important de pouvoir dire à mes enfants d’où ils venaient.  « Si tu crois devoir le faire, alors n’hésite pas, me dit Catherine, et si tu découvrais quelque secret trop lourd ou trop douloureux, je serai là pour t’aider à le supporter et à passer outre ».

Je m’inscrivis alors sur des sites généalogiques en ligne. Cela correspondait plus à mon esprit cartésien que les consultations de médiums les plus honnêtes fussent-ils.  Et après de nombreuses heures  et plusieurs courriers échangés avec d’autres passionnés, on me renseigna l’existence d’un hameau ou lieu-dit au cœur de la Bretagne portant le même nom que celui brodé sur la brassière jaunie. Piste bien mince, certes, mais la seule dont je disposais.  Profitant d’une période de congés scolaires, je décidai de m’y rendre. Peut-être aurais-je accès à  des registres paroissiaux ou d’état civil, une pierre tombale,  un monument quelconque ?

Et voilà donc, comment après m’être égaré et avoir échappé à la foudre, je me retrouvais en train de marcher au clair de lune dans un chemin creux fourré de fougères à travers une campagne inconnue. Mais avec un bel optimisme, je ne désespérais pas de trouver des gens assez accueillants pour me permettre de me réchauffer et de téléphoner pour avoir une dépanneuse voire de m’indiquer un logement pour la nuit.  En plus du froid, la faim commença bientôt à se faire sentir, le sandwich aux saveurs industrielles avalé dans la dernière aire d’autoroute où je m’étais arrêté était déjà digéré depuis longtemps.

Je marchais depuis un long moment lorsque je m’aperçus  que la végétation du bord de la route masquait un mur qui devait être l’enceinte d’une propriété. En le suivant, j’arrivai devant une grille en fer forgé donnant  sur une allée arborée.  Je cherchai vainement une sonnette sur les piliers.  Tant pis, j’osai m’aventurer  à l’intérieur de ces murs. La grille, dont je remarquai qu’elle était ornée d’un médaillon portant un cygne, n’opposa pas de résistance lorsque je l’ouvris,  se contentant d’émettre un grincement qui prouvait qu’on ne la manipulait pas très souvent.  L’allée devint plus sombre, les arbres formaient au dessus de ma tête une voûte ne laissant plus filtrer que quelques rayons de lune créant une atmosphère d’autant plus fantasmagorique qu’il régnait dans cet endroit un étonnant silence rompu de temps en temps par le cri d’un oiseau de nuit.  Mes pas étouffés par la mousse qui rendait le chemin glissant ne résonnaient plus dans la nuit. Ne plus être accompagné par le bruit de mes pas suscita soudain un sentiment d’angoisse tout à fait inhabituel chez moi.   Je me ressaisis lorsque je vis à une bonne centaine de mètres devant moi apparaître à travers les arbres les formes d’un bâtiment.  C’était un petit manoir de style Louis XIII, de forme rectangulaire, avec de grandes fenêtres  à croisillons en façades et flanqué de quatre tours d’angle rondes, manifestement construit autour d’un ancien donjon médiéval dont j’apercevais le toit de la tour dominant le reste de l’habitation. J’eus alors une impression de déjà vu et même à mesure que j’en approchais, la certitude de bien connaître cette demeure.  L’allée par laquelle j’étais arrivé rejoignait une avenue pavée, plus importante qui menait à un petit pont de pierre au dessus d’un miroir d’eau qui avait remplacé les anciennes douves.  Après avoir franchi cet ancien pont levis,  je me retrouvai en face d’une belle porte sculptée ornée de ferrures et d’un heurtoir en forme de tête de cygne. Aucune lumière autre que le reflet de la lune ne brillait aux fenêtres, mais cela ne me surprit pas vu la nuit avancée.  Pas de sonnette à la porte, mais une grosse chaîne actionnant une cloche que je n’eus aucun scrupule à mettre en branle plusieurs fois tout en martelant la porte avec le heurtoir de bronze.  J’étais épuisé par ma longue marche, transi par le froid et l’humidité, affamé et assoiffé.  Moi qui ne crois ni à Dieu ni à Diable,  j’adressai toutefois une prière au ciel pour le supplier qu’il m’envoyât de l’aide.  Je craignais cependant d’être tombé sur une résidence secondaire quelconque inhabitée en cette saison de l’année. Si ce château était un hôtel, il y aurait eu une enseigne, de l’éclairage, des signes de vie.  Je dus agiter à plusieurs reprises la cloche et le heurtoir avant d’apercevoir à une des croisées de l’étage, une lumière se déplacer à l’intérieur et d’entendre des pas et des chuchotements s’approcher du portail.

  • Qui est-là ? Pourquoi venir nous importuner à cette heure de la nuit ? s’écria la voix d’un homme âgé à travers la grille d’un judas qui s’était ouvert à hauteur de mes yeux juste au dessus du heurtoir.
  • Pardonnez-moi, j’aurais besoin d’aide, répondis-je, ma voiture a été écrasée par un arbre foudroyé par l’orage à quelques kilomètres d’ici. J’aurais besoin d’une …. »

Avant d’avoir pu terminer ma phrase, la porte s’ouvrit soudain brusquement devant moi et l’homme qui m’avait répondu me tira à l’intérieur de l’habitation non sans jeter un regard apeuré par-dessus mon épaule.  Je me retrouvai à le suivre à travers un long corridor sombre qui nous mena dans une grande pièce richement meublée et dont les murs tapissés de livre m’indiquèrent que j’étais dans une bibliothèque.  La lumière que j’avais vue se déplacer était celle d’une bougie fixée sur un bougeoir d’argent que cet homme, curieusement vêtu d’une livrée de valet sur une chemise de nuit et d’un bonnet de nuit, tenait à la main. Manifestement, les habitants du château avaient été victimes d’une coupure de courant due à l’orage.  Mais le plus étonnant fut le discours que me tint mon hôte.

  • Monsieur le Comte, oh mon Dieu, Monsieur le Comte, quel bonheur de vous revoir ! Nous vous croyions mort ! Mais vous arrivez trop tard, ajouta-t-il en me saluant bien bas et en m’embrassant les mains tout en versant des larmes d’une émotion que je ne compris pas.
  • Mais … pourquoi m’appelez-vous monsieur le Comte ? …
  • Oui, je sais, actuellement, on doit se dire « Citoyen »… mais je ne m’y ferai jamais ; Monsieur le Comte. Vous n’auriez pas dû revenir, monsieur le Comte, c’est de toute façon trop tard pour votre épouse et votre fils et c’est trop dangereux pour vous et même pour nous tous. C’est votre sœur qui a voulu qu’on vous envoie le message quand votre épouse est tombée malade. Nous n’avions d’ailleurs aucun espoir qu’il vous parvienne.

Avant que j’eusse le temps de répondre, je fus soudain entouré par quelques personnes, deux hommes jeunes portant chemise et bonnet de nuit comme mon accueillant et deux femmes en robes de nuit ornées de dentelles et des coiffes de style charlotte sur des cheveux noués en papillotes. La plus âgée portait un châle en laine noir sur les épaules.  Mais où étais-je tombé ? Qui étaient ces gens qui prétendaient me connaître ?

  • Oh mon Dieu, Gaspard ! Aurore aurait été tellement heureuse de te revoir avant sa mort ! s’écria la plus jeune des femmes en me serrant elle aussi dans ses bras tout en versant des torrents de larmes. Je n’aurais pas dû attendre pour t’ envoyer mon message.
  • Voyons Hortense, un peu de dignité, ma fille,  la réprimanda la plus âgée, en resserrant sur sa poitrine un châle de laine noir.  Pierre, allez à la cuisine et préparez une collation pour monsieur le comte, dit-elle en s’adressant à un jeune homme resté dans la pénombre.
  • Pardonnez-moi, mère, je suis tellement émue de revoir Gaspard ! s’excusa Hortense.

Je réalisai que la jeune fille me prenait pour son frère et donc la dame âgée qui l’avait réprimandée était censée être ma mère. Complètement désorienté par ces propos incompréhensibles pour moi, et de plus en plus fatigué, soudain je vacillai. On m’avança un fauteuil sur lequel je m’écroulai, non sans remarquer qu’il était d’un élégant style Louis XV. Je tentai de rassembler mes esprits et essayai d’en savoir plus en décidant de jouer le jeu de ces gens qui me semblaient complètement fous.

  • Vous me dites que mon épouse Aurore est morte ? Et qu’est devenu mon fils ?

« Moi qui suis sans famille, me voilà donc soudain avec une sœur, une mère et j’aurais une épouse et un fils défunts ? me dis-je» Je ne sais pas pourquoi j’avais peur de les contredire.

  • Hélas, oui, me répondit la dame âgée (la mère du Comte à qui je ressemblais si j’avais bien compris) le petit n’a pas survécu non plus à la variole. Lorsque vous avez décidé d’émigrer en Angleterre à la mort de feu Monsieur le comte votre père, Aurore aurait mieux fait de vous suivre en emmenant votre enfant. Mais rappelez-vous, sa propre mère était mourante à ce moment-là et elle n’a pas voulu la quitter.  Vous avez eu raison de partir et Hortense n’aurait jamais dû vous envoyer cette maudite lettre vous demandant de revenir. Il était évident que vous ne seriez pas rentré à temps et les événements ont pris une telle tournure que vous vous êtes mis actuellement en grand danger. Et nous tous par la même occasion.  Tous nos serviteurs nous ont quittés sauf Guillaume notre brave majordome, ainsi que Pierre et son frère Antoine, comme vous pouvez le voir.

Je fus soudain pris d’un brusque vertige : les vêtements portés par les habitants de cette maison, leur langage, la décoration de la demeure, évoquèrent soudain le XVIIIe siècle.  Et en entendant parler de ma soi-disant décision d’émigrer, je crus comprendre que j’étais plongé en pleine révolution française. 

  • Et où en est la tournure des événements ? demandai-je en essuyant la sueur qui perlait mes tempes.
  • La convention nationale depuis le 10 juin de cette année a durci la loi des suspects, énonça alors la comtesse. Désormais des simples comités de surveillance ont le droit d’arrêter toutes les personnes qui, n’ayant rien fait contre la liberté, n’ont rien fait pour elle non plus. C’est le cas de la majorité des gens. Le tribunal révolutionnaire n’accorde aucun droit à la défense, les procès sont réduits à de simples formalités et s’il n’y a pas d’acquittement, l’accusé passe sous la guillotine le jour même ou le lendemain. Les jurés n’ont aucun autre choix.  En tant qu’émigré, vous êtes désormais considéré comme un ennemi de la révolution et toute notre famille, c'est-à-dire Hortense et moi avec vous. Et nos domestiques aussi …

Et voilà, cela ne pouvait qu’être un cauchemar dont j’allais me réveiller. Ce n’était pas croyable. D’après l’explication du majordome, j’étais dans la pire période de la révolution française, la grande Terreur avec le durcissement de la loi des suspects du 22 prairial de l’An II, c'est-à-dire en 1794.

  • Quand je pense, mon cher fils, que vous aviez aidé nos gens à rédiger leurs cahiers de doléances pour ces Etats généraux d’où est venu tout notre malheur, poursuivit ma mère. Vous étiez tellement persuadés que tout irait bien mieux si nos privilèges étaient abolis. Et voilà où nous en sommes : vous êtes obligés de fuir, nous sommes suspects d’être complices et si l’on vous trouve ici, nous finirons tous sur l’échafaud pour complicité avec un ennemi de la révolution !
  • Et pourtant pendant que les privilégiés dansaient le menuet dans leurs salons, le peuple souffrait jusqu’au point de non-retour qui a fomenté la révolte.

J’avais pensé tout haut.

  • Voyons, mon fils, s’indigna la vieille dame, vous déraisonnez ! Vous justifiez donc tous les événements actuels ?
  • Toute révolution est commencée par des idéalistes, poursuivie par des démolisseurs et achevée par un tyran. Je ne renie pas les idéaux qui ont conduit à cette révolution et il faut démolir pour rebâtir du neuf. Je n’approuve par contre pas la terreur. Mais rassurez-vous, tout cela va bientôt prendre fin : Danton, Robespierre finiront sur l’échafaud à leur tour dans peu de temps.
  • Puissiez-vous dire vrai …
  • Je peux vous assurer que c’est ce qui va se passer. Et dans quelques années, la monarchie sera restaurée, la France aura encore un Bourbon sur le trône.

J’évitai de leur annoncer Napoléon, l’empire et les autres révolutions.

  • Comment pouvez-vous en être aussi certain ? demanda Hortense.
  • Je le sais, c’est tout, ne cherchez pas à en savoir plus.

Comment pouvais-je leur expliquer que j’avais été projeté chez eux  par la foudre depuis le XXIe siècle ?  Je préférai laisser croire que je détenais des informations secrètes et participais à une contre-révolution.  Le groupe me regardait en silence.

Mal à l’aise, j’observai plus attentivement la pièce où je me trouvais : aucun signe de modernité dans le salon où se tenait cette conversation, pas d’interrupteurs au mur, pas de radiateur, pas de télévision. Par contre, je remarquai un joli clavecin près d’une des fenêtres et des livres reliés de cuir traînant sur un guéridon.  Les lustres de cristal et bronze suspendus aux plafonds portaient des bougies. Les vêtements de mes hôtes correspondaient bien à la fin du XVIIIe siècle ainsi que leurs manières.  Comment était-ce possible ?  Celui qui s’appelait Pierre et que l’on avait envoyé en cuisine revint avec un plateau supportant un bol de soupe fumante, du pain, du fromage, une carafe d’eau et un carafon de vin.  Pendant notre discussion, l’autre serviteur, Antoine, avait allumé un feu dans la grande cheminée.  Il était le seul à n’avoir émis aucune réflexion. Toute cette scène était bien réelle comme était bien concrète et consistante la nourriture que l’on me servit et que je consommai sans façon. 

  • Je ne veux pas vous nuire, leur dis-je en terminant de vider mon verre de vin. Mon accident et les nouvelles que je viens d’apprendre m’ont brisé. J’ai besoin de me reposer, si vous le voulez bien, je vais dormir ici et repartirai aux premiers rayons de soleil. Personne ne m’a vu arriver. Vous ne risquerez donc rien par ma faute.
  • Vous êtes le maître de cette maison, mon fils, vous ferez ce que bon vous semble, déclara la vieille comtesse. Je suis désolée de devoir vous dire que je suis toutefois heureuse de votre décision. Pierre, allez donc préparer la chambre de Monsieur le Comte, n’oubliez pas de bassiner le lit et allumez un bon feu dans la cheminée, ordonna-t-elle au valet.

La jeune Hortense s’approcha de moi et me tendit un petit objet.

  • Tiens, dit-elle, Aurore m’a dit de te le remettre en souvenir d’elle. Et elle a formé le voeu que tu l’offres à ta future épouse si tu te remaries un jour. Elle l’a embrassé avant de mourir.

C’était un joli médaillon d’ivoire au bord serti de perles minuscules, sur une face duquel était peint le visage d’une jolie jeune femme aux cheveux poudrés et ornés de roses. Une des perles était un peu plus grosse et servait de fermoir. En appuyant dessus, le médaillon s’ouvrit révélant des boucles brunes entrelacées avec des cheveux plus fins et blonds.  Au dos du médaillon était gravée une initiale qui me rappela alors celle brodée sur la petite brassière qu’avaient conservée mes parents adoptifs.

  • Ce sont les cheveux de François, ton fils, me dit Hortense en pleurant, je lui ai coupé une mèche avant qu’on ne l’enterre avec sa mère. Garde-le précieusement.
  • On dirait un portrait peint par Madame Vigée-Lebrun, ne pus-je m’empêcher de dire tout haut en manipulant la miniature.
  • Mon fils, avez-vous donc oublié que vous aviez vous-même commandé ce portrait à cette artiste lorsque vous aviez été reçus à Versailles  peu de temps avant que tout ne bascule ? s’étonna celle qui m’appelait son fils.

La situation était complètement irréelle. J’acceptai le cadeau. Tous voulurent m’embrasser avant que je me rende dans ce qui était ma chambre.  J’y arrivai en traversant une galerie de portraits parmi lesquels je ne fus pas surpris d’apercevoir le mien en habit d’apparat du XVIIIe siècle.   Je n’osai demander si la chambre était celle où était morte la jolie Aurore dont j’étais veuf.  Avant de me coucher, j’écartai les tentures de la fenêtre pour regarder au dehors : à la lumière de la lune encore haute dans le ciel, j’aperçus une silhouette quitter le château en courant par l’allée pavée. Je crus reconnaître le valet appelé Antoine.  Je m’endormis enfin dans un lit à baldaquin, tendu de lourdes draperies. 

Lorsque j’ouvris les yeux, j’étais toujours au même endroit. Je n’avais donc pas rêvé. Pierre m’avait préparé des vêtements propres, m’avouant qu’il avait jeté ceux tout crottés dans lesquels j’étais arrivé la veille. Je n’osai demander ce qu’il avait fait de mon téléphone et de mes papiers. En enfilant la veste, je glissai dans une poche intérieure le médaillon que m’avait offert Hortense.  Pierre me servit du pain beurré et du thé. J’avais à peine terminé ce petit-déjeuner  lorsque j’entendis des bruits de sabots de chevaux et des voix dans la cour.  En regardant par la fenêtre, j’aperçus des hommes coiffés d’un bicorne avec cocarde tricolore.

  • Mon Dieu, le comité de surveillance, me dit alors Pierre. Vite, suivez-moi, monsieur le comte, nous allons fuir par les caves.

Mais notre tentative d’échapper à l’arrestation fut vaine.  Toutes les portes et les poternes du château étaient gardées.  En même temps que moi, ils emmenèrent tous les habitants du château qui eurent à peine le temps de s’habiller.  Derrière les membres du comité de surveillance, je reconnus Antoine, le valet qui avait allumé le feu.

  • Je vous en prie, demandai-je à celui qui dirigeait l’arrestation, laissez ma mère et ma sœur. Elles ne sont coupables de rien, elles n’ont jamais quitté la France et mes domestiques non plus.
  • Le tribunal révolutionnaire est seul habilité à décider qui est innocent et qui est coupable, citoyen, me répondit le commissaire en charge de notre arrestation.

On me sépara de ma famille et je fus emmené dans une voiture entièrement fermée. Etonnamment, on ne me ligota pas, mais j’étais assis entre deux sans-culottes armés. 

Le trajet me parut relativement court, après avoir quitté l’avenue pavée du manoir, la voiture roula sur des routes creusées d’ornières et puis retrouva les rues pavées de ce qui devait être une ville d’après les bruits que je pus percevoir.  Toutes mes tentatives de dialogue avec mes gardiens s’opposèrent à leur mutisme.  Lorsque la voiture s’arrêta enfin,  dès que j’en fus sorti, je fus mené sous bonne escorte dans une cave éclairée par la seule lumière d’un soupirail.  La pièce était déjà occupée par plusieurs hommes, assis sur des bancs le long du mur. Certains lisaient, d’autres discutaient à voix basse entre eux.  A mon arrivée, deux d’entre eux se levèrent et vinrent à moi.

  • Mon Dieu, mon cher comte, ils vous ont arrêté aussi !

C’était une évidence, comme il était évident qu’ils me connaissaient aussi.  Mais je décidai de jouer le jeu.

  • Vous êtes là depuis longtemps, demandai-je un peu naïvement.
  • Mon cher, on voit que vous revenez de l’étranger, me répondit un des hommes du fond de la salle. Ils ne gardent aucun prisonnier très longtemps.  Aussitôt pris, aussitôt jugé, aussitôt condamné, tel est le sort des ennemis de la révolution que nous sommes.  Nous faisons partie du lot qui sera jugé ce soir par le tribunal révolutionnaire. Nobles et ayant émigrés, nous sommes coupables … au sens propre du terme.
  • Une justice prompte, dure et inflexible pour terroriser tous ceux qui oseraient s’opposer ou simplement nuancer l’idéal révolutionnaire, dis-je, je sais… Nous n’avons droit à aucune défense, et les jurés ont juste le choix entre l’acquittement et la mort.
  • En ce qui concerne l’acquittement, il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus, ironisa une des personnes présentes.

Un gardien derrière la porte nous intima l’ordre de nous taire.  Les deux hommes qui m’avaient accueilli se rassirent et me firent une place à côté d’eux.  Je fus frappé par le calme qui régnait parmi les prisonniers.  Intérieurement, je n’en menais pas large.  Allais-je donc finir mes jours en pleine Terreur parce que j’avais voulu retrouver mes origines ? Tout cela était absurde. J’allais me réveiller c’est certain.  Mon compagnon se replongea dans son livre : Les pensées de Marc-Aurèle. “En te levant le matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège de vivre, de respirer, d'être heureux.”  Après avoir aboli les privilèges de la noblesse et du clergé, la révolution dérivait gravement en abolissant le privilège de vivre à de nombreuses personnes accusées de n’avoir rien fait pour la révolution. 

Mon procès se déroula comme prévu le soir-même.   Et outre ma qualité de noble, le fait que j’avais émigré, on me condamna aussi pour les propos que j’avais tenus à ma famille et que le valet Antoine s’était empressé de rapporter.  On me demanda de dénoncer les complices avec qui je projetais de rendre la France à la monarchie après avoir éliminé les chefs de la révolution.   Je fus condamné à la décapitation le lendemain matin.  Ne risquant rien de plus grave, mon destin étant scellé, je me permis de crier : Toute révolution est commencée par des idéalistes, poursuivie par des démolisseurs et achevée par un tyran. J’ajoutai aussi  la citation de Simone Weil : Le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu.  

La dernière nuit de ma vie fut calme.  N’ayant plus rien à espérer, ni rien à redouter, je pouvais dormir en paix.  Je retrouvai dans une poche le médaillon que m’avait donné Hortense, celui qui contenait les cheveux de mon fils mort. J’étais le dernier maillon de ma lignée puisque j’allais mourir et que mon fils unique était mort. Je ne pouvais donc avoir vécu au XXI siècle puisque j’étais mort au XVIIIe.  Je fus réveillé par un orage et je fus emmené avec mes compagnons d’infortune vers l’échafaud sous une pluie battante au son du tonnerre et dans la lueur des éclairs qui zébraient le ciel.   

Le lendemain, lorsqu’on me plaça sur la planche avant de la faire basculer sous le couperet, je sentis le médaillon contre mon cœur.  Les derniers bruits que j’entendis furent le sifflement de la lame ainsi que le tonnerre tandis que je me demandai ce qui m’attendrait après la mort.

Je me retrouvai soudain dans un univers où évoluaient des ombres bleues au milieu de lumières qui clignotaient et de signaux sonores.  On m’appelait  et quelqu’un me tenait par la main.

  • Réveillez-vous monsieur, ça va aller.

Je finis par réussir à ouvrir les yeux et je me rendis compte que j’étais dans une chambre d’hôpital ! Ainsi, le château, le tribunal révolutionnaire, la guillotine, tout cela n’était qu’un cauchemar.  Je me rappelai l’accident.  Je fus pris d’un fou-rire de soulagement, mais cela déclencha une violente douleur  au niveau du cou et le fou rire se transforma en une quinte de toux.

  • Calmez-vous monsieur, tout va bien. Vous avez eu un accident de voiture.  On vous a retrouvé inconscient et couvert de sang à plusieurs centaines de mètres de votre véhicule. 

Quelques heures plus tard, Catherine arriva.  Je fus heureux de pouvoir la serrer dans mes bras. 

Mais passées les premières émotions des retrouvailles, Catherine alors me demanda :

  • D’où tiens-tu cet objet ? On l’a retrouvé dans une poche de ta veste, je ne te l’avais jamais vu.

Et dans sa main,  elle tenait un médaillon.  C’était un joli médaillon d’ivoire au bord serti de perles minuscules, sur une face duquel était peint le visage d’une jolie jeune femme aux cheveux poudrés et ornés de roses. Une des perles était un peu plus grosse et servait de fermoir. En appuyant dessus, le médaillon s’ouvrit révélant des boucles brunes entrelacées avec des cheveux plus fins et blonds.  (Elide Montesi, 11 aout 2022)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



11/08/2022
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