Un peu de tout et de tout un peu

Un peu de tout et de tout un peu

Pouvoir dormir chez soi au soir de sa vie

La tradition rapporte qu’au XIXe siècle encore, dans certaines tribus polynésiennes, les plus jeunes ébranlaient les cocotiers pour tester la force physique des personnes âgées. Celles qui ne savaient plus grimper au sommet de l’arbre et n’arrivaient pas à s’accrocher pour terminer la cueillette étaient éliminées au sens propre du terme. De là viendrait l’expression « secouer le cocotier ». Si la légende est vraie, ces îles idylliques du Pacifique étaient manifestement loin d’être un paradis pour les aînés et, contrairement à une opinion assez répandue, le respect aux anciens n’est assurément pas une valeur pratiquée par tous les peuples primitifs.
L’attitude de nos sociétés modernes, quoiqu’on puisse en dire, est quand même plus civilisée à l’égard des personnes âgées. Voire ! Fait-il si bon vieillir dans notre civilisation conçue par des adultes jeunes pour des adultes jeunes et qui raisonne surtout en termes de productivité, d’efficacité et de rentabilité ? Poser la question, c’est déjà y répondre.
Les médecins généralistes qui rencontrent au quotidien les problèmes de toute nature posés par la vieillesse, sont bien placés pour savoir que devenir vieux nécessite toujours de s’accrocher au cocotier pour survivre.
La vieillesse si elle n’est pas une maladie n’en est pas moins une période d’adaptation parfois pénible dans la mesure où elle correspond à la dépossession progressive mais inexorable des repères qui cernent l’identité d’une personne.
Vieillir commence par la perte de son rôle social avec le départ à la retraite (ou celui des enfants pour la mère au foyer) qui peut générer un sentiment d’inutilité. Pour une grande majorité, les revenus réduits de la pension diminuent les possibilités de faire encore « bonne figure » dans une société de consommation où l’avoir prime sur l’être. Les relations sociales se réduisent d’autant plus que la vieillesse est l’âge où la mort emporte les proches.
Ensuite, petit à petit, doit se réaliser le deuil des capacités physiques et de la bonne santé insolente de la jeunesse. Les « outils » de fonction lâchent. L’image corporelle s’altère par les modifications que le corps subit du fait du poids des ans. Situation d’autant plus difficile à vivre que la représentation de la personne âgée « acceptable » renvoyée le plus souvent par les médias et la publicité est celle du grand-père ou de la grand-mère au visage bronzé et aux rides séduisantes, alerte, dynamique, pédalant allègrement au même rythme que ses petits-enfants et croquant la vie à pleines dents (sans prothèse). Une certaine médecine dite « anti-âge » entretient d’ailleurs l’illusion qu’il est possible de prendre de l’âge sans vieillir (ou de vieillir sans montrer qu’on prend de l’âge ?).
Enfin, avec la multiplication des problèmes de santé, l’autonomie peut prendre un coup dans l’aile et il faut dès lors s’accrocher pour conserver ses derniers repères : sa maison, ces murs et ces objets qui, tout inanimés qu’ils soient, ont été les témoins des peines et des joies de toute une existence.
Le « chez-soi » au fil du temps devient une partie indissociable de soi-même, de la personne que l’on est et que l’on a été.
Quitter SA maison pour une personne âgée c’est déjà mourir un peu et même parfois mourir tout court. Certes, les maisons de repos actuelles n’ont plus rien à voir avec les hospices mouroirs d’antan où des vieillards croupissaient sur leur grabat en attendant leur dernière heure. Le travail effectué par le personnel des MR et MRS est souvent remarquable.
Mais vieillir (et mourir) à la maison est autrement doux à considérer pour la personne vieillissante.
Les statistiques révèlent que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, la majorité des personnes âgées vivent chez elles en dépit des multiples comorbidités dont elles sont atteintes et la plupart du temps tout se passe sans problèmes majeurs.
J’aime à penser que cette situation est rendue possible un peu (beaucoup) grâce aux médecins généralistes qui, par leurs visites régulières et leur collaboration avec les autres acteurs de la première ligne de soins, veillent sur la santé physique et morale de cette population particulière dans son cadre de vie. 
Pour la société, qui se demande comment elle va pouvoir assurer financièrement des conditions de vie acceptables à cette population dont le nombre ne cesse de croître, laisser les personnes âgées vivre chez elles est une solution d’un bon rapport cout-bénéfice. Encore faut-il que ce choix soit fait en concertation avec les principaux intéressés. Il ne suffit pas de prendre des décisions pour les aider. Assister les personnes âgées, chercher des solutions pour leur garantir non seulement de vivre chez elles mais d’y vivre une existence de qualité nécessite de les intégrer dans les processus décisionnels et de préserver ainsi leur autodétermination. En tant que généralistes, nous sommes au premier rang pour entendre les désirs et les espoirs de nos aînés et leur permettre de garder du pouvoir sur leur propre vie, à mon sens la meilleure façon de les honorer. « Ne pas honorer la vieillesse, a écrit Alphonse Karra, c’est démolir la maison où l’on doit dormir le soir ».
Les médecins généralistes veillent à ce que la société ait encore une maison où coucher le soir… en espérant que ce soit « chez soi » pour le plus grand nombre. Les médecins généralistes garantissent  la stabilité du cocotier … et ils peuvent être fiers de leur travail. (texte repris d'un éditorial que j'ai publié dans la revue de la médecine générale de mars 2010)



17/03/2015
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