Un peu de tout et de tout un peu

Un peu de tout et de tout un peu

Féminin singulier (texte d'une conférence donnée au salon du livre Elles se livrent à Braine l'Alleud le 7 mars 2015)

Il y a quelques années, alors que je dirigeais une revue médicale , j’y avais publié un éditorial concernant la condition des femmes médecins en réaction à des propos que j’avais jugés particulièrement machiste de la part d’un de mes collaborateurs. Un autre membre de mon équipe s’était empressé de me rapporter que sa stagiaire de l’époque avait trouvé cet éditorial « trop féministe » et que mon féminisme exagéré ne se justifiait paraît-il plus. Je m’étais dit alors que cette stagiaire ignorait que moins de cent ans plus tôt elle n’aurait pu s’inscrire à l’UCL où elle était en train d’étudier, les femmes n’ayant été admises à l’UCL qu’après la Première Guerre Mondiale et que les autres facultés belges de médecine  n’avaient ouvert leur porte aux femmes qu’à la fin du XIXe siècle. Cette stagiaire ignorait, tout comme bon nombre de mes confrères, le combat qu’avaient mené les femmes pour qu’elle trouve tellement naturel d’étudier la médecine.   Cela m’avait donné l’idée de rédiger  une série d’articles racontant la vie et les difficultés des premières femmes qui avaient voulu pratiquer la médecine mais aussi ce qu'elles avaient apporté au monde médical.

Ce sont ces articles qui sont rassemblés dans mon tout premier livre Les filles d’Hippocrate, avec en guise d’introduction le texte de l’éditorial soi-disant « trop féministe ».  

On ne sera jamais trop féministe tant que les femmes n’auront pas acquis partout dans le monde  le droit de ne pas être assujetties aux hommes, le droit d’étudier, d’exercer toutes les professions sans discrimination, de penser, d’être soignées correctement, de ne pas être les premières victimes de la violence masculine  et parfois même tout simplement le droit de vivre. On ne sera jamais trop féministe tant qu’être une femme est considéré comme une condition singulière voire étrange qui justifierait qu’elle ne puisse bénéficier des mêmes droits que les hommes.  

On ne sera jamais trop féministe tant que l’accès des femmes à une catégorie professionnelle sera considérée comme problématique. Et ceux qui croient que la place des femmes en médecine est une chose définitivement admise se trompent. Les patients ne trouvent plus anormal d’être soignés par une femme médecin, c’est bien. Mais leur présence de plus en plus importante dans le monde médical dérange encore un certain nombre d’hommes médecins. Je me souviens d’un séminaire où étaient abordés les problèmes de la médecine générale, l’animateur a cité, dans la liste des problèmes, la féminisation de la médecine. Nous avons été quelques-unes dans la salle à éclater de rire en disant que ce n’en était pas un pour nous. Mais c’est toujours un problème pour les hommes. Cette semaine, un ami gynécologue me faisait remarquer : « Non mais tu te rends compte ? Sur les 7 assistants que compte le service d’obstétrique, il n’y a qu’un seul homme, c’est incroyable, cette féminisation à outrance » Il fut pourtant un temps où parmi les assistants du service, il n’y avait pas une seule femme, sans que personne ne trouve cela étrange. (en guise de réponse, je lui ai proposé de lire mon livre…)

Les arguments et les préjugés que l’on opposait aux femmes qui voulaient devenir médecins au XIXe siècle sont toujours bien présents comme j’ai pu le constater en lisant l’introduction d’ un symposium consacré à  la féminisation de médecin organisé par le conseil national de l’ordre des médecins français en 2003.  

Pour être médecins, nos consoeurs n'en sont pas moins femmes, ce qui est heureux pour nous, mais qui n'est pas sans poser des problèmes spécifiques. Il leur faut souvent assurer à la fois les exigences d'un métier astreignant et leur rôle d'épouse et de mère de famille.

Epouse et mère : rien à faire on n’y échappe pas.

Mais pourquoi souligne-t-on toujours la difficulté d’assurer le rôle d’épouse et de mère de famille lorsqu’il s’agit d’ une femme médecin (ou pour toute femme qui travaille) alors qu’on ne parle jamais de la même difficulté d’assurer ces rôles pour un homme qui travaille ? Etre époux et père est-ce donc accessoire pour un homme.

Autre phrase édifiante, de ce texte daté, je le rappelle,  de 2003 :

Dans une société qui leur reconnaît aujourd'hui encore un rôle essentiel dans l'accomplissement des tâches ménagères et l'éducation des enfants, les femmes restent largement soumises à des contraintes de temps et de disponibilité, lesquelles sont parfois difficilement compatibles avec les exigences de l'exercice médical.

Vous pouvez faire ce que vous voulez mesdames à condition de vous rappeler votre rôle essentiel : les tâches ménagères et les enfants : deux parmi les trois K : Kindern, Küchen (heureusement on veut bien nous supprimer Kirchen bienfait de la laïcité) sont  difficilement compatibles avec la pratique de la médecine. Mais qui a décidé que nous avions un rôle essentiel dans l’accomplissement des tâches ménagères et l’éducation des enfants sinon les hommes ?  Et si on laissait les femmes décider du rôle essentiel qu’elles veulent jouer dans la société ? Et si la solution était simplement dans un partage équitable de ces tâches (comme cela se voit de plus en plus d’ailleurs) ? Le problème n’est pas la féminisation d’un domaine quel qu’il soit mais plutôt le fait que l’on veut encore aujourd’hui nous assigner un rôle qui nous limite à la sphère privée !!

Nous vivons toujours dans un monde masculin où l’être féminin apparaît comme un élément singulier dont la présence dérange et le comportement inquiète dès lors qu’il ne ressemble pas à ce qu’on attend de lui.

Mais le monde des lettres me semblait être un  domaine qui ne leur avait pas été fermé comme la médecine, le droit, la politique. Les écrivaines ou poétesses ne datent pas d’hier. En fait,  j’avoue que je me trompais…

L’historienne et philosophe Mona Ozouf  écrit dans Mots de femmes : « Faire imprimer un ouvrage, c’est croire ses pensées dignes de la postérité et de la publicité. On pardonne à un homme cette présomption. Mais à une femme ? »

En cherchant à  me souvenir de ces femmes assez  présomptueuses pour croire leurs pensées dignes de passer à la postérité, auteures, romancières, poétesses, je dois bien reconnaître qu’elles sont loin d’avoir bénéficié de la même considération que leurs confrères masculins. Tout d’abord jusqu’au XXe siècle, elles sont moins nombreuses que les hommes. Pour  devenir écrivain ou écrivaine, il faut avoir appris à écrire et à lire. Or, l’instruction a longtemps été une prérogative masculine et pour les femmes, avant que l’école ne soit obligatoire pour tous garçons et filles, ce privilège n’était réservé justement qu’à des privilégiées, issues de la noblesse ou de la haute bourgeoisie.  Ensuite un bon nombre sont passées aux oubliettes de l’histoire. C’est le cas pour presque toutes celles de l’antiquité.  Des œuvres des poétesses grecques, comme Myrtis, Erinna, Praxilla, Nossis ou la célèbre Sappho de Lesbos, ne subsistent que des fragment dont existent actuellement des compilations. « J’écris mes vers avec du vent … » écrivait très justement Sappho.  Les femmes romaines étaient certes totalement soumises à l’autorité de leur père et de leur mari mais les plus riches étaient instruites et participaient à la vie culturelle. Juvénal par exemple manifestera son inquiétude de voir les femmes infiltrer des domaines qu’il jugeait réservés aux hommes comme la littérature! Un Almanach des Dames édité à la fin du XVIIIe siècle cite toute une liste de poétesses de l’antiquité romaine :  Cornificia, Faltonia, ou encore Sulpicia, surnommée la Sapho romaine.  Mais nulle trace de leurs écrits n’est parvenue jusqu’à nous. Comment expliquer que l’œuvre d’Homère ou celle de Virgile a traversé les siècles dans leur version intégrale et pas celle de ces femmes ?

Le Moyen Age, qui est loin d’être une période aussi obscure qu’on veut nous le faire croire, a eu des femmes de lettres célèbres, mais elles étaient religieuses, reines ou elles bénéficiaient de la protection de personnes haut placées. Comme la chanoinesse Hrotsvitha de Gandersheim, au Xe siècle poétesse et dramaturge.  Ses œuvres théâtrales ont été redécouvertes au XVe siècle et puis rééditées au XIXe siècle pour les théâtres de marionnette. Depuis 1973,  la ville de Bad Gandersheim, en Allemagne décerne tous les ans un prix Hrotsvita à une femme de lettre.  Ou encore  Hildegarde Von Bingen une autre religieuse du XIe siècle, tout à la fois femme de lettres peintre,  musicienne et compositrice, elle pratiquait aussi l’art de guérir et parmi ses écrits on trouve aussi des ouvrages scientifiques.  En 2012, Benoît XVI l’intronise Docteur de l’Eglise, privilège rare, elles ne sont que quatre à avoir eu cette reconnaissance. L’histoire de la littérature française retient les noms de Marie de France ou Marguerite de Navarre, Pernette du Guillet ou aussi de Christine de Pisan qui au XIVe siècle, pour subvenir à ses besoins en restant indépendante alors qu’elle était veuve (être veuve rendait les femmes libres et respectables),  réussit à vivre de sa plume en proposant ses poèmes à de riches et puissants mécènes. Elle fut la protégée d’Isabeau de Bavière. A côté de ses œuvres lyriques, elle a rédigé des essais philosophiques, des traités de morale, de politique, de religion et même un traité d’art militaire ! Féministe avant la lettre, elle osa publier le Dit de la Rose qui dénonçait des passages qu’elle jugeait insultant pour les femmes dans le Roman de la rose. J’aime au XVIe siècle,  Louise Labé, une poétesse, citée aussi comme la Sappho de la Renaissance,  et dont s’est inspiré La Fontaine,  a osé revendiquer pour la femme, dans un de ses essais, l’indépendance de pensée, le droit à l’éducation et la liberté de parole amoureuse. Cette dernière revendication lui valut auprès de certains la réputation de courtisane d’autant qu’elle a eu des amants et reconnaissait préférer les arts et l’équitation aux occupations ménagères. Peut-on lui donner tort ? J’ai envie de dire que Louise n’était ni pute ni soumise.

Au  XVIIe siècle, en France, naissent les salons littéraires animés par des femmes qui en plus écrivent. Molière s’ est bien moqué de ces femmes dans certaines de ses œuvres :  les Précieuses ridicules ou Les femmes savantes. Pourtant, loin d’être ridicules, ces femmes cultivées, du fond de leurs ruelles où elles tenaient salon, ont beaucoup apporté à la langue française en simplifiant par exemple l’orthographe ou en modernisant les bases du roman. Par les débats qu’elles animaient, elles ont aussi participé à  l’éclosion des Lumières.  

La journée internationale de la femme, impossible de ne pas évoquer : Olympe de Gouges, connue pour avoir participé à la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne  prônait pour les femmes le droit de monter à la tribune puisqu’elles avaient celui de monter à l’échafaud.  Elle finit sur l’échafaud parce qu’elle osa dénoncer la dérive sanglante de la Révolution française. C’était une auteure prolifique qui en plus des ses nombreux écrits politiques avait rédigé plusieurs pièces de théâtre qu’elle faisait jouer par sa propre troupe.  Veuve, ce qui lui assurait une liberté de publication alors que la loi voulait que les femmes mariées demandent l’autorisation de leur mari pour publier leurs écrits, elle menait une vie libre et fut aussi accusée d’être une courtisane.  Celle que certaines voudraient maintenant voir au Panthéon, a été souvent dénigrée et ses œuvres jugées sans grand talent. J’ai lu à son propos qu’elle était « plus agitatrice d’idées que véritable écrivain ».  Mais un véritable écrivain n’est-il pas censé être un agitateur d’idées ?  

Autre agitatrice d’idées de la même époque mais dont on ne peut nier le talent, Madame de Stael  encouragée par sa mère qui, paraît-il, aurait voulu écrire mais en fut empêchée par son mari.  Elle dénonçait dans ses romans et ses essais, les misères de la condition féminine et à défaut de pouvoir participer à la vie politique a publié ses idées sur la question. Elle agitait d’ailleurs des idées que Napoléon, qui pourtant reconnaissait le talent de la dame, n’apprécia pas vraiment et elle dut s’exiler.

J’ai envie de citer Madame de Genlis.  Cette écrivaine à la fin de sa vie réussit à vivre des droits d’auteur de ses publications lorsque la pension qui lui avait été allouée par Napoléon, pour lequel elle joua le rôle d’espionne, lui fut ôtée à la Restauration. Félicité de Genlis décrit très bien ce qui attend les femmes auteurs.   « Si vous écrivez, vous sortirez de votre classe et n’entrerez pas dans la leur. (…) Toutes connaissent le prix que doit payer à la société la femme auteur : la marginalité, le ridicule, le manque d’amour,  l’affrontement direct et violent avec le monde masculin »  Cela ne se limite pas aux seules femmes auteurs.

Madame de Stael avait déjà résumé cela de manière élégante : Pour une femme, la gloire est le deuil éclatant du bonheur.

L’idéal de liberté et d’égalité lancé par la révolution française ne s’est pas appliqué aux femmes. Le XIXe siècle n’a pas été une période plus facile pour les femmes écrivains que pour les autres.  Il leur fallait de nombreux appuis masculins et une certaine renommée sociale pour rentrer en contact avec les milieux intellectuels afin de pouvoir être publiées. Les éditeurs étaient des hommes. Publier l’œuvre des femmes c’était accepter de les voir échapper à la sphère privée où l’on entendait bien qu’elles restent (et d’où certains regrettent encore qu’elles soient sorties). Certains y voyaient le risque de dévaloriser  tout simplement la littérature, la grande, la vraie, celle des hommes, dont il n’est pas besoin de préciser qu’elle est masculine. C’est d’ailleurs la crainte émise aussi dans d’autres professions dont la médecine.

Mais cela bien sûr n’empêchera pas les plus audacieuses, de se lancer dans l’aventure, quitte à se conduire de manière singulière.

Un stratagème adopté par plusieurs femmes dans plusieurs pays fut de se faire éditer sous un nom d’homme. Voilà qui permettait de rentrer en douce dans la cour des grands. C’est le cas célèbre d’Aurore Dupin, baronne de Dudevant qui publie d’abord ses livres sous le nom de son amant Jules Sandeau avant de se rebaptiser Georges Sand.  Mais elle n’est pas la seule,  en Angleterre, les sœurs Brontë ont recourt aux surnoms de Curris, Ellis et Acton Bell pour donner à connaître leurs œuvres . «  Les femmes, écrit Charlotte Brontë,  souffrent d'une contrainte trop rigide, (…) comme en souffriraient les hommes; et c'est étroitesse d'esprit chez leurs compagnons plus privilégiés que de déclarer qu'elles doivent se borner à faire des puddings, à tricoter des bas, à jouer du piano, à broder des sacs. Il est léger de les blâmer, de les railler, lorsqu'elles cherchent à étendre leur champ d'action ou à s'instruire plus que la coutume ne l'a jugé nécessaire à leur sexe. » En voilà encore une qui n’acceptait pas le rôle traditionnel et essentiel de la femme.

Tout cela, c’est heureusement du passé. Les femmes quelles que soient leurs origines sociales sont de plus en plus nombreuses à écrire et publier sans devoir demander l’autorisation de leur père, de leur frère ou de leur mari (du moins dans les pays dits démocratiques).  Elles ont tout d’abord acquis le droit à l’instruction. Et puis l’invention des électroménagers a permis de délivrer les femmes du carcan des tâches domestiques (dont je vous rappelle qu’elles font partie de nos obligations sociales essentielles selon les propos tenus par l’ordre des médecins français)  leur libérant ainsi du temps pour des activités plus épanouissantes comme l’écriture. Sans parler de la contraception et de l’IVG

Mais les femmes auteurs ont-elles vraiment toute la reconnaissance à laquelle elles ont droit ? Rien n’est moins sûr.  La comparaison s’impose avec les femmes médecins, à qui après avoir obtenu le droit d’étudier la médecine, il reste à conquérir les sommets de la hiérarchie.

L’ Académie française fondée en 1635 n’accepte les femmes en son sein que depuis 1980 : Marguerite Yourcenar est la première à en avoir occupé un fauteuil et depuis elles ne sont que huit à avoir pu accéder à cet honneur, dont seulement 5 écrivaines.  Le prix Nobel de littérature n’a été attribué qu’à une douzaine de femmes depuis qu’il existe (en 1901) dont six au cours des 20 dernières années.

Les membres du jury du prix Goncourt sont encore en majorité masculins et seulement deux femmes dont la célèbre Colette en ont été présidentes jusqu’à présent. Depuis la date de sa création, en 1902,  on a encore assez des doigts des deux mains pour compter celles à qui on l’a attribué.     Le Prix Femina dont le jury est exclusivement féminin a  été créé en 1904 pour pouvoir donner des prix aux femmes écrivains,. Fait remarquable, le jury tout féminin du prix Femina accorde depuis  le début de son existence, sans discrimination aucune, sa distinction aux auteurs des deux sexes. Les femmes sont singulièrement tolérantes.  

Bref, il reste encore du chemin à parcourir pour une vraie reconnaissance des femmes de lettres.  Ce salon littéraire me semble donc, quoique j’aie pu en laisser penser au début de cet exposé, une manifestation de reconnaissance et une mise en valeur tout à fait bienvenues.

Et j’ai envie de terminer par cette citation qui serait de Stendhal

"L'admission des femmes à l'égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation, et elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain."

 

 



12/03/2015
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